La leçon du mal : un lycée ne devrait pas être un tombeau

« On peut sourire et sourire et pourtant être un scélérat» dixit Shakespeare dans Macbeth ou Othello, je ne sais plus trop. La tournure est belle, un brin effrayante aussi, certainement, car elle est on ne peut plus exacte. Oui, on peut sourire, paraître tout gentil/mignon/fiable/digne de confiance et être un parfait salopard. Pire. Un monstre. C’est ce que démontre avec brio Yûsuke Kishi dans le roman La leçon du mal. Et de la plus atroce des façons.

Un professeur charismatique ?

Machida, Japon : une ville rattachée à la métropole tokyoïte, avec ses 400 000 habitants, ses petits quartiers, ses parcs, ses lieux culturels. Et le lycée Shinkô Gakuin où officie Seiji Hasumi. Un professeur d’anglais charismatique, trentenaire cultivé et affable, adoré de tous les élèves, respecté par ses collègues, sympathique avec ses voisins. Un problème de logistique ? Hasumi s’en charge. Un souci avec un étudiant ? Hasumi intervient. Un soupçon de triche aux examens ? Hasumi trouve une solution. Indispensable, efficace, bienveillant. Le mec parfait.

Une façade. Si les collègues et les élèves d’Hasumi savaient vraiment ce qui lui trotte par la tête, sa manière de voir le monde, de pénétrer les âmes, d’aplanir obstacles et problèmes, ils fuiraient. En galopant et sans demander leur reste. Pas pour rien qu’il fredonne en boucle la complainte de Mackie extraite de L’Opéra de Quat’ Sous. Pourtant, le standard composé par Weill et Brecht déroule très exactement la philosophie de vie d’Hasumi et cela depuis son enfance. Une philosophie de vie… et surtout de mort.

Un crescendo d’atrocités

Une logique de la destruction qui dicte un rythme très particulier à la construction du roman. La première partie de La leçon du mal pose le cadre, donne à voir par petites touches subtiles et intrigantes l’atmosphère on ne peut plus toxique du lycée, entre violences physiques, verbales, psychiques, abus sexuels, harcèlements en tous genres, querelles de pouvoir opposant enseignants et dirigeants, groupes d’élèves. L’ensemble mijotant à l’étouffé sous un épais couvercle de silence et de courtoisie nippone qui alimente les pires bassesses, les perversions les plus odieuses, l’hypocrisie.

Extrêmement instable, ce mélange va exploser en seconde partie, dans un safari d’une brutalité malfaisante. Tout va déraper en quelques minutes, accouchant d’un crescendo d’atrocités. Hasumi a en effet une manière très personnelle de faire passer leurs examens à ses étudiants. L’évaluation sera aussi féroce que sanglante, chronométrage de l’horreur à l’appui, avec descriptions d’une précision chirurgicale à la limite du supportable. Un mix de Battle Royal, American Psycho, All of us are dead, La Vague et Les Chasses du comte Zaroff.

Combien de Hasumi ?

Si vous étiez déjà fâché.e avec l’univers scolaire (nous avons tous le désagréable souvenir de pédagogues inaptes, mesquins et cruels), La leçon du mal n’effacera pas vos traumas, au contraire : sous la plume de Yûsuke Kishi, l’espace scolaire devient un échiquier bourbeux où les pions sont amenés à s’entre-tuer sous l’influence d’un maître de la manipulation qui, le cas échéant, n’hésite pas à mettre la main à la pâte quand il s’agit d’exterminer son prochain. Et tout est calculé pour neutraliser les potentielles conséquences et éviter de se faire prendre. Même quand on est percé à jour.

Question : qui va pouvoir stopper Hasumi dans sa course mortifère ? Est-ce seulement possible dans une société psychorigide dont les rouages, les diktats, les codes sont du pain béni pour ce démon humain ? Un démon qui jouit de l’incroyable ascendant psychologique qu’il a sur cet entourage ? La leçon du mal ne débouche sur aucune morale, au lecteur de tirer sa conclusion. Ce qui est certain, c’est que le monde moderne facilite les actions de pareils personnages. C’est d’autant plus flagrant dans un univers initialement destiné à préparer l’avenir de nos enfants. Un lycée ne devrait pas être un tombeau.

Et pourtant… combien de Hasumi dans nos écoles ? Dans nos entreprises ? Dans nos ministères ? Difficile de ne pas y penser, Yûsuke Kishi fait d’ailleurs tout pour que cela s’imprime en continu dans notre esprit, que cela tourne en boucle dans notre mémoire, longtemps après avoir terminé la dernière page de ce récit diabolique.

Delphine Neimon

Posted by Delphine Neimon

Fondatrice, directrice, rédactrice en chef et rédactrice sur le webmagazine The ARTchemists, Delphine Neimon est par ailleurs rédactrice professionnelle, consultante et formatrice en communication. Son dada : créer des blogs professionnels. Sur The ARTchemists, outre l'administratif et la gestion du quotidien, elle s'occupe de politique, de société, de théâtre.

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