Joséphine Baker au Panthéon : la panthéonisation, hommage républicain … et stratégie de communication ?

le panthéon de paris

C’est dit, annoncé, relayé, encensé : le 30 novembre 2021, Joséphine Baker entrera au Panthéon … et par la grande porte. Hommage plus que mérité pour cette femme combative et investie, qui s’impliquera dans la résistance avec courage et abnégation, luttera contre le racisme, la tyrannie, l’intolérance sa vie durant. Un honneur amplement mérité, une reconnaissance nationale riche de significations à différents points de vue. Et de questionnements multiples. Explications.

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La première femme de couleur à entrer au Panthéon

La décision a été prise durant l’été par le président Macron : Joséphine Baker sera la première femme noire à rejoindre la crypte des Grands Hommes (il était temps), histoire de grossir le groupe des 5 dames qui y reposent déjà, j’ai nommé Sophie Berthelot, Marie Curie, Germaine Tillion, Geneviève de Gaulle – Anthonioz, Simone Veil. Et de compléter parmi les 75 membres masculins de cette prestigieuse assemblée, la maigre délégation des personnes de couleur, Alexandre Dumas, Félix Eboué, et les mannes de Toussaint Louverture, général franco-haïtien qui combattit l’esclavage, ou Aimé Césaire, poète de la négritude (dont les restes sont demeurés à sa demande aux Antilles), honorés par des plaques commémoratives (eh oui, on peut intégrer le Panthéon par inscription interposée, en témoignent les quelque mille noms gravés sur les murs, auteurs morts au combat, Justes, généraux prestigieux …).

Cela faisait déjà un certain temps que l’idée courait, défendue par des fans inconditionnels : une première pétition drivée par Régis Debray en 2013 avait rassemblé 38 000 signatures, reprise en 2019 par celle de Laurent Kupferman. Le “conseiller mémoire” du président Macron, Bruno Roger-Petit, a remis le sujet sur le tapis par la grâce du collectif “Osez Joséphine Baker !” avec à l’appui des voix célèbres comme celle du fils adoptif de l’artiste, Brian Bouillon-Baker, ou du chanteur Laurent Voulzy. Un forcing productif qui tient du lobbying : l’assentiment du chef d’état a été assorti d’un gracieux “ ça a de la gueule » (cf Libération) qui n’aurait pas forcément déplu à la meneuse de revue dont le côté direct était proverbial. Panthéonisation validée donc, avec son lot de significations fortes, inscrites dans une tradition républicaine bien spécifique.

Le Panthéon : un symbole patriotique fort

Pour bien comprendre la chose, il faut une grille de lecture … qui s’enracine dans l’histoire du monument. Commanditée par Louis XV, l’église construite par Germain Soufflot dans un style néo-classique très prisé à l’époque (et un brin inspiré par le Panthéon de Rome) était initialement vouée à accueillir les restes de Sainte Geneviève, protectrice attitrée de la capitale, et éventuellement les dépouilles de la famille des Bourbons, d’où la superficie de la crypte, dont les trois quarts sont toujours inoccupés (ce qui laisse de la place pour accueillir bien d’autres héros, on pense par exemple aux membres du groupe Manouchian assassinés par les nazis). Nous sommes en 1764 ; arrivent 1789, la Révolution française, la chute progressive de la monarchie, l’An I de la République qui se profile.

Un régime politique en pleine mutation, qui a besoin de symboles patriotiques forts pour fédérer la population et marquer sa légitimité. Il faut bien proposer une alternative au profil du monarque absolu, décrété de droit divin. 1791 : l’Assemblée décrète en fanfare le changement de statut de l’église Sainte Geneviève, dorénavant destinée à accueillir la dépouille des grands chantres et héros de l’esprit révolutionnaire dans un véritable processus de déification républicaine : Mirabeau, Voltaire, Rousseau, Marat …. Finalité : créer un pendant à la grande nécropole royale de Saint Denis, qui sera du reste saccagée en 1792, pour récupérer le métal des cercueils et en faire des canons (les restes seront vidés dans une fosse commune). Le pli est pris, le Panthéon continuera d’accueillir les Grands Hommes sous Napoléon Ier qui récompense ainsi feu ses serviteurs les plus dévoués.

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Panthéoniser n’est jamais neutre

La Restauration monarchique conserve le principe tout en l’atténuant, restituant au monument sa fonction religieuse initiale. Idem sous Napoléon III. La IIIeme République relance le processus en 1885 avec l’intronisation magistrale de Victor Hugo (grand opposant du Second Empire, dixit Les Châtiments et le vers célèbre «Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là« ) et un décret officiel des plus clairs, stipulant noir sur blanc que “les restes des grands hommes qui ont mérité la reconnaissance nationale” reposeront de facto dans les souterrains du Panthéon. Les grands hommes : politiciens, militaires, auteurs, scientifiques, résistants, des figures exemplaires qui incarnent les valeurs inscrites dans la Constitution, qui ont servi la France par leurs actions, leurs combats, parfois jusqu’à la mort (dixit Jean Jaurès, Jean Moulin ou Pierre Brossolette). Panthéoniser n’est donc jamais futile, encore moins neutre.

Fait du prince, qu’il soit roi, empereur ou président, la décision est porteuse de sens, puisqu’il s’agit de mettre en lumière ce qui fait l’exception des valeurs françaises … et l’orientation du pouvoir en place. A ce titre, il est intéressant de considérer ceux qui ont été exclus du Temple de la Nation après y avoir été installés en grandes pompes : Mirabeau, viré du saint des saints quand on découvrit combien il était corrompu … ou Marat, dépanthéonisé le 8 février 1795 après avoir été installé six mois auparavant dans un des blancs sépulcres le 21 septembre 1794. Prétexte officiellement invoqué : un citoyen ne peut rallier le club sélect du Panthéon que dix ans après son décès. Officieusement, la violence extrême du révolutionnaire, ses incessants appels au massacre, son influence sur le peuple … autant de facteurs devenus embarrassants.

Panthéon médiatique : y entrer … ou pas ?

C’est que se sont enchaînées coup sur coup la chute de Robespierre, la fin de la Terreur, la Convention thermidorienne. Marat n’est plus en odeur de sainteté patriotique dans un pays en quête de réconciliation, sinon d’oubli. Traduction : on panthéonise ou pas pour le service de l’Etat, afin de porter une ligne politique définie. Car la cérémonie est ultra-codifiée. Validé par un décret, organisé par le ministre de la culture, le rituel implique la remontée de la rue Soufflot, le discours du président, l’entrée du corps dans le bâtiment, la mise au tombeau … sans compter des préparatifs étalés sur deux mois ou plus, avec la paperasse nécessaire à l’exhumation du corps, son transport, le marquage et la sécurisation du parcours, la gestion des invitations, la couverture presse … bref un instant hautement protocolaire dont la portée médiatique est incontournable.

Événementiel, relations publiques, stratégie de communication : aucun cynisme dans ces mots. Le général De Gaulle a toujours fermement refusé d’être panthéonisé (il l’a même stipulé dans son testament), le fils d’Albert Camus a également écarté les offres concernant son illustre père ; en question : la peur d’une récupération politique, qui plane forcément sur ce type de décision officielle que seul le président peut entériner. Et en filigrane, une certaine conception de la société, du bien commun. En témoignent également les nombreux dossiers en souffrance, dont la presse se fait régulièrement le relais : La Fayette par exemple ou Descartes … Et puis il y a les suggestions défendues avec rage par des personnalités et/ou des associations promptes aux techniques d’influence les plus pointues pour privilégier leur poulain.

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Panthéonisation et tendances sociales

Olympe de Gouges, Louise Michel, Denis Diderot … les options ont chacune leurs adeptes, convaincus du bien-fondé de leur choix. Problème : il faut que la sélection corresponde aux tendances de l’opinion publique. Ce n’est pas pour rien qu’en 2013, une consultation participative a été lancée sous la houlette du président Hollande afin de recueillir les avis des Français sur les personnalités à panthéoniser. Ceux qui franchissent le seuil de la nécropole doivent rallier les suffrages, et ne surtout pas froisser les consciences. Ainsi, le président Macron a retoqué la potentielle panthéonisation de Gisèle Halimi, pourtant réclamée par les associations féministes (34 000 signatures, ce n’est pas rien) ; en cause l’engagement de l’avocate contre la guerre d’Algérie, un facteur de clivage selon le chef de l’Etat, comme l’évoque L’Express.

Quant à Rimbaud, la proposition fut rejetée en début d’année comme l’évoque 7sur7 au grand soulagement de la famille qui voulait éviter le rapprochement avec la dépouille de Verlaine (qui a quand même tenté de flinguer Rimbaud) et le risque de réduire le parcours du jeune poète à cette seule relation homosexuelle. Une féministe et anti-colonialiste convaincue, un homosexuel libertaire devenu marchand d’armes … deux potentielles pommes de discorde, qui pourraient fâcher les prudes et les réactionnaires, dont les votes sont pourtant bien précieux en période de réélection ? Tant qu’à rassembler, autant le faire avec une personnalité moins “clivante” pour reprendre le terme à la mode, plus fédératrice et représentative d’une intégration réussie à l’heure où les gosses de banlieue sont en quête de reconnaissance. Médisante, je suis ? Ou lectrice intriguée du très marquant Propaganda d’Edward Bernays ? Tout simplement au fait de l’importance des rituels dans une société en manque de repères, surmédiatisée et oublieuse de son Histoire ?

L’hypocrite caution des puissants

Revenons-en à Joséphine Baker, son sourire éclatant en toutes circonstances, qu’elle porte une ceinture de bananes ou son uniforme et ses décorations, quelle pose pour les cubistes ou Harcourt, qu’elle s’échappe des ghettos américains ou qu’elle s’occupe de ses gosses adoptés aux quatre coins du monde, sa tribu arc-en-ciel, dans un château dont elle peine à payer l’entretien (peut-être aurait-on pu alors l’aider financièrement pour la dédommager de ce qu’elle a fait pour la liberté et la justice, et on ne remerciera jamais assez Grace de Monaco, son amie, de l’avoir recueillie pour lui éviter la misère). La dame avait du cran, des valeurs, du courage en plus du talent. Modeste, humble. Avec du cœur, beaucoup, sans compter, jamais. La voir rejoindre Zola et Jaurès n’est que fierté et justice, car Joséphine Baker possède ces principes inscrits au fronton de nos institutions : liberté, égalité et surtout fraternité. Un symbole fort, qu’on aimerait tant être celui de la réconciliation …

Ce qui est plus gênant, c’est le contexte (toujours regarder le contexte dans ces histoires-là) : si panthéoniser Joséphine devenait urgent pour des raisons évidentes de reconnaissance, pour ses engagements et ses luttes, le faire à l’orée d’une bataille électorale clé, au cœur d’une pandémie interminable, après une gestion pour le moins nébuleuse de la crise sanitaire du covid, alors que les hôpitaux sont en déshérence (elle qui servit la Croix-rouge avec tant de dévouement, pas dit qu’elle apprécierait), que les DOM-TOM sont ravagées, que notre territoire, historiquement terre d’asile, a été brutalement fermé aux afghans fuyant le régime taliban (n’oublions pas qu’elle a milité auprès d’un certain Martin Luther King, participant en 1963 à la célèbre marche pour l’émancipation des Afro-Américains où elle prit la parole aux côtés du pasteur) … Cette femme en quête de justice et d’équité aimerait-elle incarner les valeurs de pareille société ? Etre “l’allégorie” de cette nation-là, pour reprendre les termes de Jennifer Guesdon, membre du collectif “Osez Joséphine Baker !” sus-nommé ?

La question mérite d’être posée. Et méditée. Les morts, jamais, ne doivent être l’hypocrite caution des puissants.

Et plus si affinités :

Voici les articles que nous avons consultés pour rédiger ce texte ; n’hésitez pas à les parcourir pour compléter votre approche et affiner votre jugement.

https://www.cnews.fr/france/2013-03-09/les-hommes-illustres-se-bousculent-aux-portillons-pour-entrer-au-pantheon-415689
https://www.letelegramme.fr/soir/personnages-illustres-qui-peut-entrer-au-pantheon-06-11-2018-12126134.php
https://www.lci.fr/culture/arthur-rimbaud-n-entrera-pas-au-pantheon-decide-emmanuel-macron-2175524.html
https://www.bfmtv.com/societe/josephine-baker-au-pantheon-la-membre-du-collectif-osez-josephine-baker-jennifer-guesdon-estime-qu-elle-est-une-allegorie-de-la-nation_VN-202108220105.html
https://www.lexpress.fr/actualite/societe/avec-l-entree-de-josephine-baker-au-pantheon-le-retour-du-debat-sur-gisele-halimi_2157031.html
https://france3-regions.francetvinfo.fr/nouvelle-aquitaine/dordogne/dordogne-une-petition-pour-faire-entrer-josephine-baker-au-pantheon-2085043.html
https://www.madmoizelle.com/qui-doit-entrer-pantheon-donnez-votre-avis-196902
https://www.franceinter.fr/politique/pourquoi-l-entree-de-gisele-halimi-au-pantheon-est-compromise
Delphine Neimon

Posted by Delphine Neimon

Fondatrice, directrice, rédactrice en chef et rédactrice sur le webmagazine The ARTchemists, Delphine Neimon est par ailleurs rédactrice professionnelle, consultante et formatrice en communication. Son dada : créer des blogs professionnels. Sur The ARTchemists, outre l'administratif et la gestion du quotidien, elle s'occupe de politique, de société, de théâtre.

Website: https://www.theartchemists.com