Comme si nous étions des fantômes : massacre rituel dans les tranchées

C’est un des objectifs du polar que de donner à ressentir une réalité sociale, historique. Avec les tripes, au propre comme au figuré. Philip Clay n’échappe pas à la règle : son premier roman Comme si nous étions des fantômes paru aux éditions Sonatine nous plonge dans l’horreur des tranchées. Et chacune des pages de ce thriller d’exception nous emmène un peu plus loin dans l’atrocité de la Grande Boucherie.

Une enquête dans le no man’s land

À l’origine de cette intrigue haletante, deux amants que tout oppose : elle, fille de la noblesse britannique, lui petit prof de musique aux origines inconnues. Pour épouser la belle, pas d’autre choix que de conquérir son adoubement sur le front. Nous sommes en 1916 : Edward s’enrôle. 1919 : Amy part chercher la dépouille d’Edward sur les champs de bataille. Porté disparu, le corps de son fiancé n’a pas été retrouvé.

Amy va donc enquêter sur le terrain, au milieu du no man’s land, dans ce paysage apocalyptique labouré de tranchées effondrées, de trous d’obus, de barbelés déchiquetés, de tombes improvisées. Des charniers qu’il faut vider afin d’apporter une sépulture décente aux soldats tombés en héros, et dont beaucoup sont devenus, décomposition oblige, totalement méconnaissables. Questions :

  • Dans quelles circonstances exactes Edward est-il décédé ?
  • Qu’a-t-il à voir avec le massacre atroce de plusieurs coolies chinois et d’un officier britannique dans un bunker allemand ?

Une époustouflante mécanique

Car massacre, il y a eu, aux allures de meurtre rituel. Rien de comparable avec les horreurs quotidiennes du front, les soldats égorgés durant les actions commando, les régiments déchiquetés par les obus, les troupes gazées. Personne ne veut l’admettre ; mais un mystérieux général au visage labouré de cicatrices a décidé de mener l’enquête, avec Amy dans son sillage. Et ses investigations vont nous ramener en arrière vers d’autres conflits, horribles et dévastateurs eux aussi, à la racine de psychés traumatisées irrémédiablement.

L’intrigue est menée rondement, époustouflante mécanique où rien n’est laissé au hasard jusqu’à la ligne ultime. Au cœur de ce jeu de piste macabre parsemé de flash back et d’extraits de lettres, l’auteur questionne la mince frontière qui sépare le troufion lambda du tueur né, le glissement pervers de l’un à l’autre. Habituellement traqué, le psychopathe peut s’avérer un atout de poids lors d’un affrontement. Tant pis pour l’éthique, tant qu’on gagne des points sur l’ennemi et qu’on le terrorise, c’est tout bénéfice.

L’empathie plus que l’effroi

Edward est-il devenu un assassin ? Amy va devoir l’envisager, et c’est alors un autre paramètre que Clay ajoute à l’équation : l’incompréhension. Comment reprendre la vie d’avant après tant de chocs psychiques ? Est-ce seulement possible ? Envisageable ? Souhaitable ? Cette dimension, d’autres œuvres en parlent : Un long dimanche de fiançailles, Capitaine Conan, Au revoir là-haut, La Chambre des officiers, La vie et rien d’autre… le livre de Clay mêle cette atmosphère très particulièrement d’apaisement si fragile avec l’ambiance cauchemardesque de The Trench ou A l’ouest rien de nouveau.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, ses personnages sont attachants, pitoyables, il ne les juge jamais, car il n’y a pas à juger quand on tente de survivre mentalement à l’abominable. Pire, l’empathie joue en plein, plus encore que l’effroi, et on s’identifie à chacun de ces malheureux, se demandant ce que nous, nous aurions fait en pareille circonstance. C’est que l’atmosphère régnant dans les tranchées au lendemain immédiat du conflit est particulièrement bien restituée, d’une incroyable justesse, dans les moindres détails de phrases élaborées avec une efficacité frappante. Un style sobre qui colle à l’histoire, ne s’égare pas dans de trop longues digressions romantiques, des descriptions trop sanglantes.

Un travail d’équilibriste que ce magnifique premier roman ! Comme si nous étions des fantômes mérite d’être lu, car à sa manière, il fait acte de mémoire avec autant d’intensité que les livres d’Histoire.

Et plus si affinités

Delphine Neimon

Posted by Delphine Neimon

Fondatrice, directrice, rédactrice en chef et rédactrice sur le webmagazine The ARTchemists, Delphine Neimon est par ailleurs rédactrice professionnelle, consultante et formatrice en communication. Son dada : créer des blogs professionnels. Sur The ARTchemists, outre l'administratif et la gestion du quotidien, elle s'occupe de politique, de société, de théâtre.

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