Takato Yamamoto : l’érotisme gothique entre heisei et décadence symboliste

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En 2014 déjà, nous évoquions son Saint Sebastian. Un exemple parmi tant d’autres du talent de Takato Yamamoto. L’artiste japonais dessine des adolescents transis de douleur, crucifiés avec délicatesse, enlacés par des serpents de soie, les yeux mi-clos, le sexe en veille, l’âme ailleurs. Son trait est plus fin qu’une gravure botanique, ses couleurs plus tristes qu’un encensoir renversé. Takato Yamamoto n’illustre pas : il convoque les spectres du désir, les anges morts du plaisir interdit, les figures sacrificielles d’un Japon fendu entre tradition, fantasme et esthétisme morbide. Un style issu d’une alchimie très particulière.

Ero-guro : aux racines du bizarre japonais

Le terme « ero-guro-nansensu » — contraction d’érotique, grotesque et absurde — désigne une tendance née dans le Japon Taishō (années 1910-30), entre fascination occidentale, fétichisme, horreur douce et débauche stylisée. L’ero-guro, c’est Junichirō Tanizaki et ses obsessions fétichistes, Suehiro Maruo et ses manga gore, Teruo Ishii au cinéma avec ses femmes dépecées et jouissives.

On y trouve la souffrance esthétique, le raffinement du dégoût, le culte du corps supplicié. Rien de purement pornographique, tout est allusif, symbolique, rituel. C’est là que s’inscrit Yamamoto : dans cette tradition où la mort se déploie en motifs floraux, où l’horreur est belle comme un kôan zen mal digéré. C’est là que s’enracine l’esthétique Heisei.

Heisei et douleur ornementale

C’est ainsi queYamamoto a baptisé son style, mélange d’ukiyo-e déviant, d’art gothique, de symbolisme occidental et de manga d’avant-garde. Le trait est infiniment précis, les décors saturés de motifs floraux, de dentelles, de crânes, de cordes, de visages lisses, féminins et masculins à la fois. Le sang n’est jamais gratuit, la douleur est ornementale.

Ses personnages sont souvent jeunes, androgynes, suspendus dans des poses entre extase, agonie et rêve. Leurs corps sont offerts à l’image comme des idoles blessées. Saint Sebastian (2005) incarne à merveille cette tension : le martyr chrétien devient ici un corps féminisé, les flèches y tracent des lignes presque sexuelles, l’expression est mystique mais charnelle. L’esthétique transcende le religieux.

Au-delà du martyr : autres œuvres marquantes

Si Saint Sebastian reste l’une des œuvres les plus emblématiques de Takato Yamamoto, son univers graphique ne s’y limite pas. Entre 2004 et 2015, l’artiste a développé un corpus d’illustrations aussi dense que cohérent, où chaque image fonctionne comme un microcosme symbolique. Le raffinement y côtoie l’angoisse, l’ornementation l’obsession, dans une esthétique de la fragmentation baroque. Citons notamment :

  • The Magus (2004) : figure androgyne aux habits baroques, mi-prêtre mi-alchimiste, The Magus évoque une sagesse ésotérique figée dans l’ambiguïté du regard. On y lit un hommage détourné à l’ukiyo-e, filtré par l’imaginaire hermétique et la culture gothique. Une icône de l’entre-deux : entre genre, entre temps, entre matière.
  • Vampire (2006) : ici, le désir transgressif prend corps. Le vampire (une figure récurrente dans son univers) n’est pas un monstre, mais une figure du manque : la bouche effleure, le regard dévore, le geste suspendu suggère plus qu’il ne montre. L’image convoque les fantasmes classiques du gothique, mais les réinvente dans une tension érotique très japonaise.
  • Apparition et Abyss of Worries (2009‑2012) : deux portraits de visages jeunes, presque transparents, cernés de motifs floraux et de lignes labyrinthiques. L’expression y est à peine marquée, comme dissoute dans l’arrière-plan. L’émotion est diffuse, insaisissable. Yamamoto atteint ici une forme de poésie silencieuse, entre mélancolie pure et effroi suspendu.

Symbolistes de l’autre rive

Yamamoto ne sort pas de nulle part. Il partage une généalogie visuelle avec les décadents européens du XIXe siècle :

  • Aubrey Beardsley pour la ligne pure, le noir et blanc, le fétichisme du corps déformé, les scènes mi-sexuelles mi-religieuses.
  • Gustave Moreau pour les figures bibliques stylisées, Salomé, Hérodiade, et l’ornementation hallucinée.
  • Odilon Redon pour les visages clos, les rêves flottants, les atmosphères molles et mentales.

Mais Yamamoto pousse plus loin : il mêle à ces filiations la culture visuelle japonaise (ukiyo-e, shunga, yōkai) et la modernité postpunk. Son monde est un pont entre Beardsley et Suehiro Maruo, entre Moreau et le shintô noir.

Esthétique universelle de la beauté perverse ?

Là où Beardsley suggère, Yamamoto expose. Là où Moreau décore, Yamamoto blesse. Là où Redon flotte, Yamamoto crucifie. Il n’imite pas : il déplace, hybridise, digère. Il peint des tableaux qui sont des sanctuaires d’émois interdits, des autels pour les obsessions qu’on cache sous le lit.

Et pourtant, jamais de voyeurisme. Chez lui, l’érotisme est distance, la douleur est opérée avec la précision d’un calligraphe. C’est une étrange pureté qui se dégage de ses images, comme si la décadence était une voie vers le sacral.

Pour en savoir plus consultez le compte Instagram de Takato Yamamoto.

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Dauphine De Cambre

Posted by Dauphine De Cambre

Grande amatrice de haute couture, de design, de décoration, Dauphine de Cambre est notre fashionista attitrée, notre experte en lifestyle, beaux objets, gastronomie. Elle aime chasser les tendances, détecter les jeunes créateurs. Elle ne jure que par JPG, Dior et Léonard.