Haifaa al-Mansour — Mary Shelley (2017) : naissance d’un mythe, combat d’autrice

Partagez-moi
affiche du film Mary Shelley

Avec Mary Shelley (2017), la réalisatrice saoudienne Haifaa al-Mansour raconte comment Mary Shelley, jeune femme d’à dix-neuf ans, enfanta l’un des mythes fondateurs de la modernité. Le biopic n’a rien de décoratif ; il dissèque le processus de création littéraire, l’émergence d’une voix féminine dans un monde qui refuse de l’entendre.

Un tumulte affectif et matériel

Fille d’un philosophe radical et d’une pionnière du féminisme, Mary Wollstonecraft Godwin (Elle Fanning) grandit dans l’Angleterre corsetée du début du XIXeme siècle où l’audace intellectuelle féminine n’a pas encore droit de cité. À seize ans, elle rencontre le poète Percy Bysshe Shelley (Douglas Booth), dont l’idéalisme flamboyant l’attire autant qu’il la déstabilise. Leur relation — passionnée, chaotique, en rupture avec les conventions sociales — devient le catalyseur d’une série d’exils, de deuils et d’épreuves qui confrontent Mary à ses propres limites.

Dans ce tumulte affectif et matériel (le couple vit dans le dénuement), Mary cherche une voie qui soit la sienne : écrire, exister, signer son nom sans devoir se cacher derrière celui des hommes qui l’entourent. Son imagination, nourrie de lectures philosophiques, de récits gothiques et des tourments de sa vie personnelle, s’enrichit d’images obsédantes qu’elle ne parvient pas encore à organiser. Ce sera chose faite au terme de son séjour en Suisse ; accueillie ainsi que son compagnon et sa demi-sœur par le poète Byron et le docteur Polidori dans la villa Diodati, Mary enfantera son Frankenstein, une histoire de création et d’abandon, miroir déformé de ce qu’elle observe autour d’elle.

Gestation de l’intime et violence symbolique

Le film ne révèle pas le récit dans ses détails, mais montre comment cette étincelle littéraire, née dans un contexte de rivalités, de défis intellectuels et de solitude intérieure, constitue le point de départ d’un ouvrage qui transformera l’histoire de la littérature. Sans dévoiler les ressorts finaux, Mary Shelley raconte la gestation d’un mythe — non pas par le spectaculaire, mais par l’intime. Il montre comment une jeune femme, longtemps reléguée aux marges du génie masculin, parvient à inscrire sa voix dans un monde qui ne voulait pas l’entendre.

La réalisatrice choisit la voie du récit romanesque, en condensant certaines dates, en stylisant des figures, en accentuant quelques tensions. Il souligne ainsi la violence symbolique que subit Mary Wollstonecraft Godwin : fille de la philosophe féministe Mary Wollstonecraft (morte dix jours après sa naissance), adolescente prise dans les contradictions morales d’un cercle littéraire masculin, compagne puis épouse du poète Shelley, jeune mère endeuillée, autrice non reconnue, dont l’œuvre sera d’abord attribuée à son compagnon.

Épuisement émotionnel et tristesse de l’abandon

Al-Mansour restitue précisément le brouillard affectif et intellectuel dans lequel Mary tente d’écrire ; amour incandescent, pauvreté, instabilité, fausses promesses, pertes successives, les obstacles se multiplient sur la route de cette jeune fille. Le film rappelle avec force que l’écriture de Frankenstein n’est pas née d’une anecdote, mais d’un épuisement émotionnel, d’une lutte intérieure, d’une volonté de répondre au monde par une création qui le dépasse.

La célèbre nuit de 1816, chez Lord Byron, sur les bords du lac Léman est abordée avec beaucoup de retenue : l’orage, le défi littéraire, l’ennui brillant d’une jeunesse romantique ivre d’elle-même … le déclic n’a pourtant rien d’un jeu mondain. Mary, isolée, humiliée, consciente du mépris implicite des hommes qui l’entourent, voit surgir l’image qui deviendra le cœur du roman : un être créé par un homme, puis abandonné par lui. La créature n’est pas un monstre, elle est le miroir de Mary — une enfant abandonnée, une vie qu’on ne veut pas reconnaître.

Une question de paternité

L’un des passages les plus poignants du film demeure celui où l’éditeur refuse de publier Frankenstein sous le nom de Mary Shelley. Il exige que Percy Shelley, plus “vendable”, préface et parraine l’ouvrage ; certains manuscrits seront même attribués à Percy plutôt qu’à Mary. Cette question de l’autorité littéraire, qui pourrait sembler anecdotique, est ici centrale : Qui a le droit de signer l’œuvre ? Qui a droit à l’histoire ?

Le film ne surjoue pas la colère : il montre la douleur silencieuse et digne d’une autrice à qui l’on confisque la parentalité de son propre livre — un écho direct au thème du créateur indigne dans Frankenstein. Mary n’abandonne pas son œuvre ; l’époque tente de lui en retirer la maternité. Ce renversement symbolique — l’autrice face à un monde qui doute de son talent, de son intelligence, de son autorité — est l’un des apports majeurs du film.

Un romantisme apaisé

Pour raconter cette vie de femme et d’autrice, Haifaa al-Mansour adopte une esthétique sobre, loin du baroque gothique que l’on associe souvent à Frankenstein. Couleurs froides et réelles, intérieurs modestes, la mise en scène privilégie le visage de Mary, son silence, ses respirations. Ce choix est politique : le fantastique n’est jamais illustré.
Ce qui compte, c’est la maturation intérieure du texte. L’horreur ne naît pas dans un laboratoire, mais dans la conscience d’une jeune femme qui voit le monde refuser toute responsabilité envers les êtres qu’il engendre — enfants, pauvres, marginaux, femmes. Le film propose ainsi une lecture profondément éthique du roman.

Un appel moral

La réussite de Mary Shelley, c’est de faire comprendre que le roman n’est pas une fantaisie gothique, mais un appel moral. La Créature, figure tragique, exprime l’abandon, le manque d’amour, le besoin de reconnaissance, la souffrance d’exister sans place dans l’ordre social. Orpheline de mère, Mary, qui a elle-même perdu trois enfants, transpose dans son récit un savoir intime : la douleur de voir la vie naître et mourir sans protection.

Ainsi, le film réinscrit Frankenstein dans sa source réelle : non une fable scientifique, mais une méditation sur la vulnérabilité. Al-Mansour rappelle également le lien essentiel entre Byron, Polidori, Shelley et Mary : c’est elle, et non eux, qui parvient à écrire le texte appelé à traverser les siècles. Le film souligne ce paradoxe : dans un cercle dominé par des génies proclamés, c’est la seule femme du groupe qui invente le mythe encore vivant aujourd’hui.

Et plus si affinités ?

Vous avez des envies de culture ? Cet article vous a plu ?

Dauphine De Cambre

Posted by Dauphine De Cambre

Grande amatrice de haute couture, de design, de décoration, Dauphine de Cambre est notre fashionista attitrée, notre experte en lifestyle, beaux objets, gastronomie. Elle aime chasser les tendances, détecter les jeunes créateurs. Elle ne jure que par JPG, Dior et Léonard.