Babylon : le cinéma, riche d’opportunités et de mises à mort

Revenir aux racines, en montrer l’incroyable prolixité, les dangers, les merveilles, les excès : avec Babylon, Damien Chazelle passe le berceau du cinéma moderne au crible et cela fait très mal, car c’est très juste, pour ne pas dire prophétique ?

Tournages et orgies

1926 : Hollywood n’est encore qu’un désert. Un désert où on tourne avec frénésie des dizaines et des dizaines de films muets dans une ambiance survoltée. Quand on ne tourne pas, on se drogue, on boit, on baise. Les orgies s’enchaînent, toutes plus frénétiques les unes que les autres. C’est dans une de ces fêtes dantesques que se croisent les différents personnages de cette fresque prenante.

Un acteur célèbre qui change de femme comme de chemise, une jeune provinciale désireuse de crever l’écran, un petit assistant mexicain qui veut vivre la magie des tournages, une critique à la plume acérée, une petite chanteuse chinoise, un trompettiste de jazz, tous sont emportés dans cette démence. Certains ne s’en sortiront pas.

Car le tournant du cinéma parlant est amorcé, un progrès qui en annonce bien d’autres, et qui va en laisser pas mal sur le carreau. Tandis que Los Angeles attire malfrats, macs, dealers et autres voyous sans scrupule bien décidés à exploiter cette manne juteuse, quitte à encourager les pires vices, l’industrie du cinéma se durcit, sans pitié pour les faibles, remplaçant les has been, toujours en quête de chair fraîche.

Un conte réaliste

Beaucoup ont critiqué les excès dépeints dans cette saga pour le moins punchy ; il faut dire que Chazelle ne nous épargne rien, plus il déroule son récit, plus ses personnages se perdent dans les méandres d’une ville dévoratrice qui n’a rien à envier avec son mythique modèle. Scatologique, pervers, ce conte est pourtant des plus réalistes.

Il suffit de parcourir les pages d’Hollywood Babylone de Kenneth Anger ou la bibliographie de James Ellroy pour s’en convaincre. Les actrices Clara Bow et Anna May Wong, les acteurs John Gilbert et Douglas Fairbanks, le directeur de studio Rene Cardona, le réalisateur Enrique Vallejo ont ainsi servi de modèles aux différents personnages, parmi lesquels se glissent de véritables figures de l’époque.

L’énergique producteur Irving Thalberg qui gérait la MGM, le redoutable milliardaire William Randolph Hearst qui finançait le milieu, Chazelle, qui a effectué des années de recherche avant de façonner son scénario, se réfère à plusieurs personnalités de cette période, tout comme il multiplie les références cinématographiques. Singin’ in the rain bien sûr dont on voit plusieurs séquences, mais aussi Le Chanteur de jazz, Metropolis

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De l’inventivité aux contraintes

Très pointilleux quant aux décors, aux costumes et à la musique, Chazelle joue avec nos nerfs. Si la première partie du film est complètement délirante (la découverte des studios Kinoscope est en soi un moment d’anthologie), le ton change au fur et à mesure que se profile la mutation du parlant. Tandis que les maisons de production érigent de véritables villes pour produire du film sonore en série, l’inventivité des débuts fait place à des contraintes parfois contradictoires, une réglementation de plus en plus dure.

C’est l’occasion pour le réalisateur de questionner les limites ténues entre business, créativité et art avec par exemple, ce moment magique où, dans un chaos indescriptible, on cherche à capter la lumière dans l’unique larme de Nellie LaRoy. Babylon possède ainsi une profondeur, une vibration portée par un casting pour le moins concerné. Brad Pitt, Margot Robbie, Jean Smart, Li Jun Li, Diego Calva… si tous se prennent au jeu de cette hystérie, tous sont aussi concernés par les remous de l’industrie. Tous sont menacés d’être éradiqués un jour, remplacés par des IA moins couteuses, plus productives et malléables.

Ainsi, sous ses dehors provocateurs, Babylon, en évoquant le berceau du cinéma, interroge le devenir de la profession, frappée de plein fouet par les ogres Netflix et consort, qui étouffent la diffusion en salle, formatent scénarios et esthétique pour un maximum de rendement, entravent le fonctionnement du cinéma indépendant. Quant à l’émergence de l’intelligence artificielle, elle est déjà en train de prendre la place de l’humain. Un nouveau tournant riche d’opportunités et de mises et à mort.

Delphine Neimon

Posted by Delphine Neimon

Fondatrice, directrice, rédactrice en chef et rédactrice sur le webmagazine The ARTchemists, Delphine Neimon est par ailleurs rédactrice professionnelle, consultante et formatrice en communication. Son dada : créer des blogs professionnels. Sur The ARTchemists, outre l'administratif et la gestion du quotidien, elle s'occupe de politique, de société, de théâtre.

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