
Parfois, la scène n’est plus une scène. Le théâtre se métamorphose en un champ de ruines intimes, un brasier d’émotions destructrices. En avril 2024, le Médée de Marc-Antoine Charpentier a embrasé l’Opéra de Paris. Et dans ce feu, c’est une femme qu’on a vue se consumer. Une femme trahie, rejetée, haïe, transformée en monstre. Une femme incarnée avec une puissance bouleversante par Léa Desandre, dans une mise en scène vertigineuse de David McVicar, sous la direction magistrale de William Christie à la tête des Arts Florissants.
« Le destin de Médée est d’être vagabonde »
Ressusciter Médée, unique tragédie lyrique de Charpentier, c’est déjà un événement. Mais lui rendre son éclat d’origine avec autant de rigueur, c’est un choc. Le livret, signé Thomas Corneille, frère de Pierre, est un joyau d’alexandrins aux ciselures acérées, où chaque mot pèse, tranche, saigne. Il redonne à Médée son ambivalence, sa grandeur tragique, sa rage amoureuse. À travers ces vers somptueux, on entend les battements d’un cœur qui ne voulait qu’aimer, et qui, brisé, choisit de détruire jusqu’à commettre l’infanticide.
« Le destin de Médée est d’être vagabonde ». Cette phrase, lancée comme un couperet dans l’un des récitatifs, dit tout. Médée est une étrangère. Une déracinée. Une amoureuse sacrifiée sur l’autel du pouvoir. Jason la renie, l’humilie, la remplace. Et Médée sort de ses gonds, de sa condition, de l’humanité. Ce n’est pas qu’une sorcière : c’est une femme qui hurle de douleur. C’est l’icône d’un amour absolu, bafoué jusqu’au point de non-retour. La production choisit de ne pas juger ce basculement dans la folie, mais de le rendre visible, tangible, presque inévitable.
Léa Desandre incandescente, McVicar et Christie lumineux
C’est par elle que tout s’écroule. Léa Desandre ne joue pas Médée, elle la traverse. Elle la devient. Elle en épouse chaque fracture, chaque tremblement. Elle donne corps à la douceur blessée, à la colère contenue, au déchaînement final. Sa voix, ample, vibrante, d’une ductilité remarquable, épouse les inflexions du texte avec une précision chirurgicale. Chaque mot devient musique, chaque note devient blessure. Cette Médée-là est d’une humanité, d’une fragilité troublante.
David McVicar ancre l’action dans une Europe des années 1940, où les uniformes ont remplacé les tuniques antiques. Ce choix n’écrase pas le mythe : il le rend plus cruel. Médée n’est pas une étrangère mythologique, elle est une femme qu’on déporte, qu’on cache, qu’on efface. Les décors, austères, les éclairages, tranchants, créent une tension visuelle constante. En fosse, William Christie et ses Arts Florissants tissent un écrin baroque d’une somptuosité dramatique. La partition de Charpentier y déploie toutes ses audaces, ses ruptures, ses éclats, ses silences terribles.
Cette Médée nous regarde. Elle nous interroge. Elle nous tend le miroir d’un monde qui ne sait que faire des femmes puissantes, des femmes blessées, des femmes dérangeantes. Le mythe est ancien, mais la douleur est contemporaine. Médée, aujourd’hui encore, incarne l’absolu de la passion, la limite de la raison, et la tragédie de celles que l’on ne veut ni aimer, ni écouter. Médée ne meurt pas. Elle brûle. Et dans son feu, elle éclaire les failles de l’amour, de la société, de l’histoire. Merci à cette production magnifique d’avoir réveillé ce brasier.
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