Interview de William Cardoso : Deadline, traverser pour se trouver

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Deadline william Cardoso

Après avoir ausculté la douleur et les zones d’ombre dans ses précédents projets, William Cardoso s’avance aujourd’hui vers la lumière. Avec DEADLINE, présenté les 11 et 12 novembre au Grand Théâtre de Luxembourg, le chorégraphe transforme la blessure en rituel, la contrainte en passage, le corps en lieu de guérison et de résistance douce aux normes.

« Aujourd’hui, je suis en quête de lumière. »

« La blessure est l’endroit par lequel la lumière entre en vous. » (Rumi) Comment interprètes-tu cette idée dans ta propre vie ? Peux-tu identifier une rupture ou une blessure qui t’a finalement ouvert à une nouvelle lumière ou compréhension ?

Chaque création est pour moi une réponse à la question « Qui suis-je aujourd’hui ? »
 Aujourd’hui, je suis en quête de lumière. J’ai longtemps eu tendance à me concentrer sur ce qui n’allait pas, sur les blessures. Mais même dans la douleur, il y a un tremplin : quelque chose qui pousse à rebondir. Ce que j’ai vécu, je préfère le nommer traumatismes, et l’art a été salvateur — il m’a permis de vomir ce qui se passait en moi.

Aujourd’hui, j’ai envie d’aller bien, d’être mon meilleur pote. Une lumière s’est allumée, et avec elle, la conscience que l’ombre fait partie de la lumière. J’essaie de choisir ce qui me fait du bien, là où il y avait tant de nœuds, et je sens un apaisement. J’ai compris que mon corps a traversé des choses qu’il n’a pas demandées, que je ne suis pas fautif. L’humain porte beaucoup — croyances, hontes, haine — mais aussi l’envie d’aimer et de vivre.
 J’ai retrouvé en moi ce petit gamin qui veut juste sourire, sentir la pelouse sous ses pieds et prendre le soleil en pleine gueule.

Deadline est une pièce de danse, mais avant tout, une traversée personnelle : une manière de mettre de la lumière sur mes ombres.

« Pour moi, une rupture, c’est à la fois un deuil et une vague. »

La rupture comme seuil : as-tu déjà vécu une rupture (amicale, amoureuse, professionnelle, spirituelle) qui, avec le recul, t’a semblé être un passage vers une version plus authentique de toi-même ? Comment as-tu traversé cette période ?

Qui n’a pas vécu de rupture ? Je l’ai vue arriver, je l’ai traversée, je l’ai ressentie — et je me suis laissé emporter par elle. Pour moi, une rupture, c’est à la fois un deuil et une vague. J’ai choisi d’y plonger, de laisser chaque émotion me traverser plutôt que de lutter. C’est dans cette immersion que j’ai commencé à me retrouver, à toucher quelque chose de plus vrai, de plus authentique en moi.

« Se briser sans être détruit, c’est ainsi que nous grandissons. » (Marina Abramović) Qu’est-ce que cela t’inspire ? Penses-tu que la société actuelle permet vraiment de vivre ces ruptures comme des opportunités de croissance, ou les craint-on trop ?

« Se briser sans être détruit », pour moi, c’est accepter de traverser les épreuves sans s’y perdre. C’est toucher à ses limites, sentir la fissure, mais comprendre que ce n’est pas une fin — c’est un passage.
 Se briser, c’est douloureux, mais c’est aussi là que quelque chose s’ouvre, que la lumière entre. C’est dans ces moments que l’on grandit, que l’on découvre une version plus vraie de soi.

« C’est dans le contact, parfois dans la friction, que l’on apprend à se connaître vraiment. »

Rituels contemporains : DEADLINE évoque des rituels modernes (méditation, pratiques respiratoires, cérémonies inventées) comme moyens de transformer la douleur en énergie vitale. Quels rituels, personnels ou collectifs, pratiques-tu ou aimerais-tu créer pour accompagner tes propres métamorphoses ?

Deadline est un mélange de rituels que je me suis créés pour aller mieux, pour apaiser et faire sourire l’enfant intérieur en moi. Ce sont des gestes du quotidien, des respirations, des moments pour me recentrer.

Je pratique beaucoup le yoga, la marche — cette marche qui fait circuler les pensées et remet le corps en mouvement —, et le breathwork, que j’utilise comme un voyage intérieur pour libérer ou soigner des traumas passés.

Tout cela me permet d’être dans le présent, ici et maintenant, et cela m’enracine.

 Nous avons besoin de l’autre. Rumi disait que la blessure est l’endroit par lequel la lumière entre en nous — mais parfois, cette lumière a besoin d’un regard extérieur pour vraiment exister. C’est à travers l’autre qu’on se découvre, qu’on guérit.

Krishnamurti rappelait que la relation est un miroir : c’est dans le contact, parfois dans la friction, que l’on apprend à se connaître vraiment. Le collectif devient alors un espace d’épreuve partagée, un lieu où nos ruptures individuelles se rencontrent, s’éclairent et se transforment.

« Si je devais imaginer une cérémonie sans dieu, elle commencerait par un geste d’expulsion. »

Le collectif comme lieu d’épreuve partagée : comment imagines-tu un espace collectif (artistique, social, politique) où la rupture individuelle pourrait être vécue et transformée grâce au soutien du groupe ?

Je rêve d’un espace collectif où l’on puisse traverser ensemble ces cassures, non pas pour les réparer, mais pour en faire des forces de création. Un lieu où l’écoute, la présence et la bienveillance deviennent des rituels en soi.

Deadline comme cérémonie sans dieu : si tu devais concevoir une « cérémonie sans dieu » pour marquer une rupture ou un nouveau départ, à quoi ressemblerait-elle ? Quels symboles, gestes ou objets y intégrerais-tu ?

Répondre à cette question, c’est presque créer toute une œuvre. Si je devais imaginer une cérémonie sans dieu, elle commencerait par un geste d’expulsion comme si j’essayais d’enlever quelque chose de ma peau, de mes organes, de me libérer de ce qui me dérange ou dont je ne veux plus être habité. 
Ce serait un passage, une manière d’ouvrir des portes par l’arrière, de laisser sortir avant de pouvoir accueillir à nouveau.

Puis viendrait le retour : ramener vers moi, avec envie, force et soulagement, de nouvelles énergies, de nouvelles informations pour remplir ce corps différemment .
J’y vois des seaux d’eau, des tables, des peignoirs, des armures, de la peau. Des corps à genoux, des corps qui marchent, des corps immobiles et méditatifs. Des dessins dans l’espace, des traces du vivant.

« La contrainte est devenue passage, le mur est devenu tremplin. »

Costumes et effacement de l’identité : les costumes de Deadline jouent sur l’anonymat et la transformation. Comment perçois-tu le lien entre l’effacement de l’identité (par le costume, le masque, le silence) et la possibilité de renaissance ?

En effaçant l’identité du visage, en le cachant ou en le couvrant, l’interprète peut plonger plus profondément dans son corps, dans la chair, dans le muscle et rejoindre ainsi son esprit. Cela crée un espace de lâcher-prise qu’on n’atteint pas toujours quand on est exposé, quand on montre son identité.

Il y a quelque chose de fascinant chez l’être humain : il se révèle souvent davantage lorsqu’il est caché. Le masque, le silence, l’anonymat deviennent alors des portes vers l’intérieur. 
Et cette connexion à l’intérieur, à ce qui est nu sans être visible, c’est déjà une forme de renaissance.

Scénographie et contrainte : Le podium est à la fois obstacle et passage. Dans ta propre vie ou dans un projet artistique, quel « podium » (contrainte, limite, défi) as-tu transformé en tremplin pour un saut vers l’inconnu ?

J’ai changé de regard sur la même situation. La contrainte est devenue passage, le mur est devenu tremplin.

Musique comme entité vivante : la musique de Deadline est décrite comme une symbiose entre corps, voix et technologie. Si tu devais associer une musique ou un son à une rupture que tu as vécue, lequel choisirais-tu et pourquoi ?

Devagarinho de Gilons et Mariana Volker. Ce morceau me ramène à la personne en question à ce lien, à cette rupture, à tout ce qui reste suspendu entre douceur et nostalgie.

« Deadline ne dénonce pas, il ouvre. »

En quoi le projet Deadline s’inscrit-il dans la continuité (ou la rupture) avec tes œuvres précédentes, aussi bien en solo qu’en duo notamment au regard de ton approche contradictoire, imprévisible et engagée, qui mêle intimité personnelle et critique des normes hétéronormatives et patriarcales.

Deadline pointe le doigt vers la lumière, et il a envie d’y aller.
Les projets précédents pointaient davantage le mal-être, la douleur, les zones d’ombre. Celui-ci marque un tournant : c’est un projet plus spirituel, plus tourné vers la guérison.

La gestuelle reste ancrée dans le réel, connectée au monde dans lequel on vit, mais l’énergie est différente, plus douce, plus apaisée. Deadline ne dénonce pas, il ouvre. Il cherche moins à questionner les normes qu’à respirer au-delà d’elles.

Tu as remporté le prix « Op der Bün », qui récompense le texte, le concept, la chorégraphie et la mise en scène au cours de ces deux dernières années, pour les chorégraphies de « Baby » et «Angriff ». Ce n’est pas ton premier prix. Quel regard portes-tu sur ces « trophées » ? 

C’est bizarre, oui. J’ai encore du mal à voir mon travail et sa valeur de l’extérieur. Moi, je vois surtout les questionnements, les doutes, les moments où je me tape la tête contre les murs à la recherche de réponses… ou peut-être de nouvelles questions.

Recevoir ce prix, c’est une belle surprise. Je ne pensais pas que cela m’arriverait un jour. Ça m’a permis de sortir un instant de ma chambre, de prendre du recul et de voir que mon travail touche réellement le monde autour de moi.
C’est touchant. Et je suis fier de mon enfant intérieur — celui qui avance, malgré la peur et les doutes, et qui, quelque part, par son chemin, parvient à toucher les autres.

Merci à William Cardoso pour son temps et ses réponses.

Pour en savoir plus sur son travail et ses créations, consultez le site Williamcardoso.com.

Crédit photo : William Cardoso

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Dieter Loquen

Posted by Dieter Loquen

Natif de Zurich, Dieter Loquen a pris racine à Paris il y a maintenant 20 ans. On le rencontre à proximité des théâtres et des musées. De la capitale, mais pas seulement. Il aime particulièrement l'émergence artistique. Et n'a rien contre les projets à haut potentiel queerness.