Independence : ma mère, mon tyran

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Independence – Iowa : une petite bourgade de province, typique de l’Amérique profonde. Des routes poussiéreuses, des petits commerces, quelques bars, un hôpital psychiatrique … un quotidien triste de banalité et d’ennui, où végètent les femmes Briggs. Un véritable clan où l’homme n’a pas sa place. Depuis longtemps le père de famille a fui la furie de son épouse, la terrible Evelyn, qui depuis règne en tyran sur ses filles, Kim, Jo et Sherry. Kim elle aussi est partie quatre ans auparavant pour la grande ville, vivre sa passion de professeur et son homosexualité loin de cet enfer quotidien. Jo elle est restée, inféodée, arrimée à cette mère pieuvre, possessive et névrosée , qu’elle couve comme un petit, et qui la détruit à force de l’étouffer, de la déstabiliser. Sherry la plus jeune, transparente aux yeux de sa fratrie, n’en finit plus de provocations pour trouver la reconnaissance que jamais on ne lui donnera.

Histoires de gonzesses hystériques ? C’est bien pire. Alertée par un coup de fil, Kim débarque en urgence : sa mère a tenté de tuer sa cadette, en apprenant que celle-ci est tombée accidentellement enceinte. Jo n’exagère-t-elle pas ? C’est toute la question. Très vite Kim, revenue dans ce giron familial qu’elle exècre autant qu’elle l’adore va mesurer l’ampleur de l’influence pernicieuse et destructrice de sa génitrice, beau specimen de cette espèce à la mode qu’on nomme manipulateur pervers narcissique. Et nous la suivons, éberlués, dans les méandres de l’intrigue déroulée par Lee Blessing. Car l’auteur ne nous épargne jamais, de même ses personnages, soumis à une tension palpable, dont la charge émotionnelle dévore des dialogues qui de toute façon ne communiquent rien. C’est ce qui ressort principalement du texte : impossible d’échanger avec ce vampire d’énergie, qui contamine ses enfants, les dressant les unes contre les autres, les écrasant perpétuellement sous sa perversité.

Photo Independence 4© isabelle Broyard

On évoque Faulkner, Steinbeck, Tchekov par instants, le terrible Interiors de Woody Allen, Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? d’Aldrich. Fiction ? Non, le dramaturge s’inspire du vécu de sa propre épouse. On frémit d’autant plus qu’on ne peut que se retrouver dans ce schéma alourdi d’une ambiance irrespirable, à la Tennessee Williams. Tout le monde y observe tout le monde, et la tragédie à l’œuvre se vit à huis-clos, dans cette maison délabrée, véritable prison mentale qui reflète le cachot psychique construit mot à mot, patiemment au fil des brimades répétées de cette succube. Joël Coté, le metteur en scène dénude à souhait l’espace scénique pour mettre en exergue cette lutte pour la survie. Car paradoxalement, ce qui sonnait comme un drame va devenir émancipation. Le titre, très intelligemment, se lit à double sens car c’est leur indépendance que les trois sœurs vont conquérir en réduisant à néant les terreurs distillées par l’auteur de leurs jours. Par la violence, par le chagrin, par la rupture, par la cohésion. En se parlant, en criant, en s’affrontant. Nous les voyons tisser le lien rompu par la mère et c’est là la force de ces Parques modernes.

Photo Independence web © isabelle Broyard

Résistance, refus, séparation … les actrices ressortent du spectacle épuisées, on sent dans leurs visages la tension palpable qui résulte de leur jeu, on les entend buter sur des paroles trop dures à prononcer, elles accrochent sur le dialogue tant il est éprouvant à restituer. Du coup toute la mise en scène distille un malaise croissant, qui nous englobe, nous chavire, nous terrorise. Le spectateur se retrouve lui aussi pernicieusement piégé dans cette mécanique de dépréciation perpétuelle, où l’identité est écrasée, niée. De séduction en menace, Evelyn, mante religieuse vêtue de rouge carmin quand ses filles portent des couleurs de terre ou de ténèbre, incarne un Cronos femelle qui n’en finit de mastiquer ses petites que quand celles-ci lui disent enfin non. Un long chemin, tortueux, poussiéreux, sale mais libérateur que celui conduisant à Independence.

Photo Independence 1 © isabelle Broyard

Merci à Benjamin Getenet pour son approche spychologique de la pièce.

Et plus si affinités
http://www.manufacturedesabbesses.com/theatre-paris-piece-independence-247.html

Delphine Neimon

Posted by Delphine Neimon

Fondatrice, directrice, rédactrice en chef et rédactrice sur le webmagazine The ARTchemists, Delphine Neimon est par ailleurs rédactrice professionnelle, consultante et formatrice en communication. Son dada : créer des blogs professionnels. Sur The ARTchemists, outre l'administratif et la gestion du quotidien, elle s'occupe de politique, de société, de théâtre.

Website: https://www.theartchemists.com