« Substance et code » : Quand Oudeis rencontre Paul Vanouse

Aujourd’hui nous suivons les Oudéistes dans un champ d’investigation artistique des plus étonnants puisqu’il s’agit de l’ADN. Alors qu’ils étaient en plein Silence vert, ils ont eu l’occasion d’interviewer Paul Vanouse, figure de proue du bio art. Voici cet entretien tel qu’il eut lieu et fut publié dans le catalogue d’expo sorti il y a peu. Nous en restituons l’ensemble, y ajoutant des illustrations qui vous permettront de mieux saisir les créations effectuées par Vanouse te sa conception de l’action artistique sur le vivant.

Paul Vanouse, vous êtes un artiste identifié dans le champ des arts technologiques. Votre démarche va bien au-delà de simples projets basés sur des principes numériques ou interactifs. Vos travaux tiennent à la fois en des performances mais aussi des installations, temps particuliers durant lesquels vous travaillez à partir d’un bien singulier matériau : la biochimie et l’un de ses principaux composants, l’ADN. Vous engagez une réflexion complexe allant à rebours d’une vision commune, par trop simpliste, et cette question des biotechnologies révèle des points de débat cruciaux aujourd’hui (notion de race, eugénisme mais aussi la mystification du caractère de vérité de l’ADN).

À travers ces partis-pris, vous mettez en jeu des procédures spécifiques au champ de l’art, ce qui produit quelque chose d’assez étonnant en terme formels. Le spectateur fait face à des productions qui ne se situent pas dans le registre habituel de l’oeuvre. Le processus est en devenir et se réfère à une évolutivité du médium. La technologie se joint à l’art et vous participez d’une démarche que l’on pourrait qualifier de bioart ou plutôt suivant vos mots de bio-média.

http://paulvanouse.com/sic.html

Pour commencer, pourriez-vous juste préciser si, selon vous, une distinction devrait être opérée entre ces deux notions ?

J’ai plutôt tendance à utiliser ces deux termes de façon indistincte – particulièrement quand je m’adresse à des publics plus généralistes. Le terme “bioart” est simple, direct. Cependant, “bio-média” m’apparaît plus précis dans la mesure où il désigne explicitement le médium, tandis que “bioart” crée des confusions avec les formes d’art qui prennent pour sujet la biologie. Il y a aussi cette délicate question de la cohérence. En effet, nous ne qualifions pas la peinture sous l’appellation “art de la peinture”. Dans tous les cas, la notion d’art associée à un qualificatif me semble galvaudée parce qu’elle décrit habituellement l’essence, tandis que le média décrit plus simplement la forme, le format ou les matériaux. Il me semble en conséquence plus pertinent de me désigner comme artiste travaillant avec les bio-médias.

Sur un autre plan, je tiens à mentionner Jens Hauser. Celui-ci a problématisé et développé une singulière visée, au sujet des résonances biologiques du terme “média” ; en rapprochant notamment cette notion du milieu de culture cellulaire placé en boîte de Petri.

Lorsqu’on étudie votre parcours, il semble que vous ayez plutôt un parcours de plasticien et enseigniez également à l’université de Buffalo au département d’études visuelles. Ce parcours peut étonner car il va à rebours d’un préconçu suivant lequel vous viendriez des sciences dures et évolueriez dans ce domaine. Avez-vous suivi également une formation scientifique, vous permettant d’être plus familier au travail en laboratoire ou êtes-vous plus simplement autodidacte ? Comment en êtes-vous venu à travailler avec la génétique et assimiler les procédures techniques mais aussi éthiques de cette discipline ?

J’ai étudié la peinture et simultanément suivi un ensemble de cours en biologie et chimie à la fin des années 80. Au terme de mon cursus, j’ai rencontré beaucoup d’artistes issus du post-modernisme dont Jenny Holzer et Hans Haacke. Fondamentalement, la majeure partie de ma démarche, d’un point de vue critique et réflexif, mais aussi mon approche conceptuelle des médias émanant de cette période. J’ai appris à programmer afin de produire des formes culturelles complexes pouvant exister simultanément et en différents lieux, comme des consoles d’information et guichets automatiques. Les années 90 m’ont permis de développer cet intérêt pour les médias interactifs. Mais aussi, les industries relatives aux champs du vivant – que l’on peut identifier comme bio-technologies ou plutôt techno-biologies – étaient en pleine émergence tout en produisant déjà un lot de contradictions perverses. Il était alors bien naturel de commencer à travailler sur ces formes pour les engager dans une réflexion critique. Ce fut le cas notamment avec Visible Human Project et Human Genome Project. Je suis également et tout particulièrement reconnaissant à Robin Held, qui a organisé une table-ronde à Seattle en 1999, offrant un contexte unique à des artistes et scientifiques pour discuter des problématiques éthiques relatives au projet d’identification génomique de l’homme1. Pour conclure sur mon parcours, je ne peux que saluer de notables scientifiques, comme les professeurs Mary-Claire King et Robert Ferrel pour leur générosité et m’avoir appris les principes d’amplification et séparation de l’ADN.

L’une des techniques que vous employez couramment est l’électrophorèse sur gel2. Pourriez-vous nous décrire ce processus et comment vous vous l’êtes approprié, notamment dans le cadre de vos dernières productions : Ocular Revision et Suspect Inversion Center ?

Dès le début – à la fin des années 90 – j’ai été fasciné par cette technique. Il s’agit essentiellement d’une procédure qui produit les profils de bandes souvent appelés «empreintes génétiques.» Je ne vais pas entrer dans le détail de ce procédé mais ce qui est intéressant au sujet de l’électrophorèse, c’est qu’il permet d’observer l’ADN à l’oeil nu. En outre, il utilise la position de l’ADN dans un gel mis à plat dans une coupelle pour faire la lumière sur l’identité d’une personne ou d’un organisme, ce qui, à l’instar de tout support visuel et auprès d’un artiste semble une invitation à la recherche, la critique, l’appropriation, la réutilisation, le détournement.

http://paulvanouse.com/rvid.html

On peut donc en déduire que ce médium est évolutif, manipulable et sujet à l’interprétation. Or les images de l’ADN produites en laboratoire sont manipulées de multiples façons. Électrophorèse, découpe, amplification, toutes ces procédures ne font que produire des images. Or, la perception commune de l’ADN, c’est qu’il ne ment pas. Il ne peut mentir car il est la signature unique de tout individu. Il est donc l’outil le plus efficace et radical pour confirmer/infirmer la culpabilité d’un suspect ou déceler d’éventuelles tares génétiques et autres fantaisies (dépistage de cancers, de la maladie de Parkinson, tests de paternité, alcoolisme). La question, il semble, n’est pas de considérer l’ADN seulement comme un sujet mais également comme médium. L’ADN est alors présenté comme une substance plutôt que comme code. Serait-il possible de développer cette articulation ?

Oui, il y a une suite d’oppositions que j’ai développées. Dans la première, il s’agit de considérer l’image de l’ADN comme un médium plutôt que comme une empreinte directe du sujet et la seconde opposition serait de percevoir l’ADN comme une substance plutôt qu’un code.

Dans le premier cas, l’ADN est considéré comme un moyen plastique de représenter une forme de communication et de représentation. Ce qui en émane, c’est l’idée que l’ADN est malléable et capable de représenter visuellement n’importe quoi. Ceci contrevient à cette idée préconçue suivant laquelle les images d’ADN transcrivent l’essence immuable d’une subjectivité individuelle. Ces images produites avec l’ADN seraient le “gold standard”3 d’une enquête criminelle voire un infaillible détecteur de mensonges. L’autorité qui émane de l’image d’ADN résulte en partie de puissantes métaphores inscrites dans notre quotidien et couramment usitées dans le langage : l’« empreinte génétique » ou « l’empreinte ADN ». Ces métaphores induisent en erreur les novices et présupposent que l’ADN serait l’empreinte directe et unique d’un individu plutôt que le résultat d’un ensemble de manipulations complexes et arbitraires réalisé en laboratoire.

Le second point sur lequel il est important de se pencher, c’est la tendance à envisager l’ADN comme un code. Une fois que l’ADN est traité comme une simple information (ou code), il est coupé – il est rendu abstrait voire transcendé – de la vie en général et devient plus facilement rationalisé, breveté. L’ADN, à mon avis, n’est après tout qu’une substance inscrite dans la matrice de la vie ; elle n’est ni virtuelle ni purement symbolique mais reliée à des processus vivants et inscrite dans une profonde matérialité.

Sans se limiter à l’électrophorèse, il y a d’autres protocoles qui exploitent la nature physique de l’ADN. Dans les expérimentations radicales que j’ai faites et faisant usage de l’électrophorèse comme Ocular Revision, je suis allé un cran plus loin en fabriquant une structure circulaire mettant en évidence l’ADN comme matériau doté d’une masse, d’une charge, etc. Dans ce travail, je me suis réapproprié la métaphore de la carte génétique et l’ai détourné. Plutôt que reproduire un système classique de représentation génétique, j’ai créé une mappemonde avec de l’ADN.

Ce qui nous ramène à la première proposition. L’ADN peut aussi être un médium de représentation plutôt qu’un sujet de représentation.

Je déconstruis. En un sens, cela apporte de la clarté. Dénaturer, détourner les constructions idéologiques faites autour de l’ADN, et à d’autres égards, cela permet d’initier de nouvelles métaphores, associations d’idées, valeurs et significations auxquelles adhérer. J’espère que cela fait sens. Mon opinion, c’est que non seulement les métaphores utilisées pour décrire l’ADN sont douteuses mais aussi, elles sont devenues opérationnelles et entravent la formation de nouvelles idées : un régime de signes agglomérés. Cependant, j’aime les métaphores et les associations logiques, lesquelles sont à la base de la plupart des langages humains, après tout, et je ne crois pas que l’art ou la science pourraient aller où que ce soit sans elles.

Pensez-vous que votre travail produise du sens critique auprès des publics, les incite à mieux s’informer, les aide à s’autonomiser davantage et mettre en question leur rapport à la génétique et aux techniques d’investigation, de recherche médico-légales ?

Oui, ceci est particulièrement important dans des pièces comme Latent Figure Protocol et Suspect Inversion Center. Dans cette dernière réalisation, par exemple, je souhaitais contrer la façon dont les mass-médias dramatisent l’information, notamment avec l’Investigation de Scènes de Crime4. Ce traitement médiatique est typique de la désinformation du public. Ce faisant, on offre au public des outils conceptuels pour comprendre les enjeux actuels qui entourent l’utilisation de l’imagerie de l’ADN ainsi que l’exploitation de fichiers génétiques. Avec SIC, j’ai créé un laboratoire ouvert dans lequel tout ce qui s’y passait pouvait être exploité. Mais il était aussi important qu’aucune question ne puisse être trop technique ni trop culturelle. De telles distinctions, démarcations, sont aussi des limites construites pour induire en erreur. Après tout, un précédent juridique, sa décision, et l’acceptation scientifique sont des processus très liés et interdépendants.

http://paulvanouse.com/or.html

A contrario des différentes technologies produites depuis le 19ème siècle, notamment avec les microscopes et autres systèmes d’observation optiques, l’ADN n’a pas été conçu comme un médium de représentation visuelle. Lors de vos performances, vous donnez à voir visuellement le processus d’émergence de l’ADN et son processus de visualisation. Quelles problématiques spécifiques, formelles, techniques, temporelles rencontrez-vous ?

J’ai rencontré dans mes projets des flopées de casse-tête. Le plus significatif pour moi étant Relative Velocity Inscription Device débuté en 2000. L’un des problèmes que je rencontrai portait sur la mise en brillance de l’ADN. Il devait rester suffisamment visible pour tenir une semaine entière dans le cadre d’une exposition mais aussi rester détectable par un système de visualisation automatisé. Une concentration plus forte en ADN aurait été dispendieuse, des rayonnements UVS plus concentrés aurait mis en danger le dispositif et rendu l’espace obscurci de la galerie inexploitable, etc. Comment et à partir de quand accepte-t-on le seuil de visibilité ? La réponse à ces problèmes implique de ne pas seulement être malin et averti quant aux solutions technologiques mais aussi de définir l’intention politique et conceptuelle de l’oeuvre. Alors, nous pouvons nous laisser guider vers des réponses.

Certains pensent que le bioart peut être élitiste ou distant. D’abord car il fait appel à des moyens technologiques complexes et difficiles d’accès mais aussi car il véhiculerait l’idée que l’artiste se placerait sous l’égide des laboratoires. Enfin et hypothèse la plus polémique, l’artiste se servirait des découvertes faites en laboratoire dans une visée illustrative et sans réel recul sur la production. Le lapin phosphorescent d’Eduardo Kac, hybridé avec des gênes de méduse, a levé plusieurs polémiques et pourrait apparaître pour les publics non avertis comme une farce. On s’aperçoit que la génétique est volontiers investie dans le spectaculaire, quelque chose dont l’effet est directement perceptible. Or, les processus mêmes et expérimentations qui permettraient d’aboutir l’oeuvre resteraient secrets.

Vos performances, différemment, se font sous les yeux des publics et laissent place à l’échange. Pensez-vous que votre travail puisse apparaître dans une démarche de sensibilisation pour que chaque citoyen trouve des moyens simplifiés et interroge son quotidien pour, à son tour, essaimer, diffuser de nouveaux outils de réflexion critique ? Est-ce en cela que nous atteignons la dimension des médias avec les bio-médias ?

La première fois que j’ai visionné : Don’t Look Back, le documentaire sur Bob Dylan, je fus agacé de l’entendre dire qu’il ne voulait pas être labellisé comme “chanteur engagé”. Je me suis dit : « Mince, qu’est ce qui coince avec ça ?! Il devrait plutôt le prendre comme un compliment. » Sans me comparer à Dylan ni d’autres artistes, je me sers juste d’une référence commode et avec le recul, je peux dire que l’art, la transgression et aussi la gauche radicale sont capables d’impliquer des tactiques non identifiées ni connues. Comme votre question le suggère, j’aime penser que mon travail est ouvert, populaire, progressif et voué à démystifier. Cependant, je ne me résoudrais pas à exclure un projet qui nécessiterait un peu plus d’obscurité, d’opacité et de mystification (ou ce qui pourrait être perçu comme tel), dans la mesure où il servirait des buts progressistes et populaires.

http://paulvanouse.com/lfp.html

Pouvons-nous penser que l’art est un moyen de lutte, de résistance ? L’art pourrait avoir une fonction de contre-pouvoir constituant, non dénué d’une certaine efficacité, une fonction critique ?

Oui, bien évidemment. Je suis d’accord avec la compréhension que ce contre-pouvoir est constituant, ou une partie d’un ensemble plus vaste, un contributeur à un dialogue plus large, un partenaire dans une circonscription, etc.

Silence Vert, exposition organisée en 2012, orientée sur les arts technologiques implantait un scénario catastrophe. Ce scénario était indispensable afin de rassembler divers objets/pièces/oeuvres relevant à la fois de la création, du hacking, du laboratoire, de la biologie. Le scénario se basait sur une situation de crise dans laquelle quelques survivants tâchent de trouver un antidote à un virus violent avec des moyens limités. Votre démarche nous intéresse aussi dans cette dynamique, car outre le scénario posé par commodité de lecture, nous sommes convaincus que chaque citoyen devrait/pourrait s’approprier les outils technologiques mais surtout les comprendre non pas dans une visée consumériste mais distanciée et critique. Particulièrement, lorsqu’ils se réfèrent à l’identité, au fichage et contribuent à l’établissement d’un climat de peur, de façon unilatérale, ou à l’amoindrissement des libertés idividuelles. La possibilité, à travers l’art constitué comme contre-pouvoir constituant, de s’émanciper et mettre en question ces outils, pose un enjeu fondamental. Quel est votre regard sur cette réflexion ?

Je pense que la définition d’un “contrelaboratoire” faite par Bruno Latour dans “La science en action” est pertinente. Pour maîtriser le développement d’un argument – l’application à des arguments politiques et scientifiques est également valable – il nous faut construire un système (le contre-laboratoire) dans lequel les prémices d’un argument sont posés, interrogés et réévalués. Faire cela, c’est engager une réflexion critique à l’encontre de l’argument, ou réouvrir une boite noire, et ainsi par l’activation au sein de ce système, nous pouvons vérifier l’argument pour le réfuter. Le professeur William Thompson, à l’université d’Irvine, a justement abordé ce procédé qui consiste à opposer un argument à un autre de la même façon qu’on élaborerait un contre-récit ou une multiplicité d’autres récits possibles.

Cet entretien a été réalisé et traduit par Gaspard Bébié-Valérian en mai 2013.

NOTES

1. « Le Projet génome humain est un projet entrepris en 1990 dont la mission était d’établir le séquençage complet de l’ADN du génome humain. Son achèvement a été annoncé le 14 avril 2003. » Cf. Wikipedia
2. « L’électrophorèse sur gel est utilisée en biochimie ou chimie moléculaire pour séparer des molécules en fonction de leur taille (appelée poids moléculaire) et en les faisant migrer à travers un gel par application d’un champ électrique. Cette technique peut être utilisée pour séparer des acides nucléiques (ADN ou ARN, sur gels d’agarose ou d’acrylamide) ou des protéines (sur gel d’acrylamide). » Cf. Wikipedia
3. « En médecine ou en statistique, un gold standard est un test qui fait référence dans un domaine pour établir la validité d’un fait. Le gold standard a pour but d’être très fiable, mais ne l’est que rarement totalement. Le gold standard est utilisé en médecine dans le but d’effectuer des études fiables. » Cf. Wikipedia
4. Contrecarrer l’effet CSI (Crime Scene Investigation) mode déclinée à toutes les sauces dans plusieurs séries télévisées et faisant l’apologie des techniques d’investigation médicolégales tout en en exagérant la précision.
5. Je pense notamment au Critical Art Ensemble et son kit de détection d’OGM ou, dans cette lignée, au projet Safecast, kit open source de détection de radioactivité.

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Posted by Oudeis