Soraya Thomas : danse intense sinon rien

Elle avait secoué le Off d’Avignon en 2022 : la chorégraphe Soraya Thomas espère imposer encore un peu plus son univers en métropole par l’entremise d’une brève tournée en Nouvelle-Aquitaine (Limoges, Bordeaux, Périgueux, La Rochelle …). Présentation d’une artiste d’outre-mer qui tisse de belles passerelles chorégraphiques entre l’océan Indien et l’Hexagone.

Un vrai choc

C’était en juillet 22. La campagne environnante d’Avignon essuyait un de ces incendies qui, à chaque canicule estivale, ravage un peu plus sa garrigue. Alors que battait fort le plus grand festival d’art vivant du monde dans les rues de la cité papale, on avait décidé de prendre une navette pour se rendre au Château Saint-Amand. Ce jour-là jouait Soraya Thomas, artiste présente dans le collectif La Réunion à Avignon et seule chorégraphe du groupe alors soutenu par les institutions culturelles réunionnaises pour représenter la diversité de l’art vivant péi. De Soraya, on ne connaissait rien, du milieu chorégraphique réunionnais très peu également, mis à part les noms d’Eric Languet, Florence Boyer, ou encore Jérôme Brabant. Ce fut donc un vrai choc que de découvrir Et mon cœur dans tout cela ? œuvre créée en 2020.

Soraya, femme Noire puissante

Performance-électrochoc qui s’attaque aux fondations des stéréotypes du corps féminin noir, le solo Et mon cœur dans tout cela dévoile dans une relative obscurité un corps de femme nu, à la fois musclé et vulnérable, baignant dans un liquide blanc. Dans un geste libérateur et révoltant, Soraya s’élève de cette mare laiteuse, s’affirmant contre les normes oppressives. La danse, terrienne en diable, mute au cours de la performance : aux gestes brusques et entravés du début succède une danse de légèreté, sensuelle, jouant de l’alternance des lumières vertes et rouges. Ces lumières – signées Valéry Foury – donnent à voir un corps d’une inquiétante étrangeté, parfaite antithèse du corps sensuel – pour ne pas dire outrageusement exotique et hypersexualisé – qu’aime à imposer un monde dirigé par des hommes, blancs, puissants. Colonialistes. Ici, c’est un corps révolté sans doute, résistant, fier et libre assurément qui poétise avec rage.

Engagement physique et politique

Au sortir de la représentation, impossible désormais d’oublier ce joli prénom qu’est Soraya. On se renseigne sur la frondeuse et apprend qu’elle a fréquenté le Conservatoire d’Annecy, obtenu son Diplôme d’État à l’enseignement de la danse en 2000, avant de rejoindre la Compagnie Coline, cellule d’insertion professionnelle pour jeunes danseurs contemporains. Puis les compagnies de Jean-Claude Gallotta, Michel Kéléménis ou encore Myriam Burns pour lesquels elle reprend des rôles. Arrivée à La Réunion en 2002, elle entame une collaboration en tant qu’artiste-interprète aux projets de la Cie Danses en L’R – Éric Languet, chorégraphe qui produira sa première pièce chorégraphique en 2007 :J’ai pas cherché …?. S’ensuivront en 2011 – sous l’égide de sa propre compagnie Morphose – Barry n’est pas complètement blanc (2015) et Head Rush (2017), œuvres qui ancrent son univers dans le territoire réunionnais tout en affirmant l’engagement physique et politique de son travail chorégraphique, qui déjà interpelle le landerneau chorégraphique métropolitain.

Le vent qui se lève …

Ce printemps, Soraya embarque sa compagnie dans une brève tournée en Nouvelle-Aquitaine – région qui la soutient activement, notamment La Manufacture- CDCN Bordeaux. Aussi, il sera possible de découvrir les deuxième et troisième volets d’un triptyque commencé en 2019 avec La Révolte des papillons, explorant le mariage entre révolte et intimité : Et mon cœur dans tout cela ? (L’Odyssée, Scène conventionnée Périgueux) et Souffle (à la Maison des Arts et de la danse en partenariat avec l’Opéra de Limoges et à La Manufacture Bordelaise). À propos de Souffle, pièce de groupe qui s’intéresse à la reconstruction d’un collectif de personnes en période de crise, la chorégraphe se rappelle l’avoir imaginé à la suite des élections présidentielles de 2017 alors que les extrêmes menaçaient dangereusement. Elle explique :

«Souffle tente de comprendre ce qui se passe dans un collectif de danseurs quand tout n’est que chaos autour d’eux, en prenant comme prétexte l’élément climatique de référence dans cette région du monde qu’est le cyclone, sachant qu’autour de l’œil du phénomène, les vents unissent leurs forces pour tourner entre 30 minutes et deux heures avant de se disloquer. Un temps qui correspond à celui d’une pièce et que les danseurs, pris dans la tourmente, puis confrontés bientôt à un grand champ de ruines vont mettre à profit pour se reconstruire, renouer avec le vivant, se protéger, se souvenir et tenter d’ériger parfois quelqu’un au sommet au risque de tout voir s’effondrer. Bref la métaphore dansée de la vie ou de la survie qui s’impose quand elle est menacée. »

Bousculer les codes de la masculinité

On retrouve les marques de fabrique de Morphose que sont la marche, la course, l’énergie du mouvement, et beaucoup de duo, le tout mâtiné d’une gestuelle empruntée au club de handball réunionnais AS Château-Morange avec qui Soraya a frayé pour, notamment, saisir au plus près la notion d’esprit d’équipe. Sa trilogie étant bouclée, la chorégraphe travaille déjà à sa prochaine pièce profitant notamment de ses venues en métropole pour des résidences dans des lieux de choix (La Briqueterie CDCN du Val-de-Marne ou encore La Manufacture – CDCN La Rochelle où une sortie de résidence – Premier regard est programmé pour le 11 avril). Les Jupes succèdera donc à sa trilogie « La révolte et l’intime ».

« Ballet ironique » teinté d’humour et d’ironie, Les Jupes s’intéresse au processus de construction des modèles et symboles liés à la masculinité, au corps et à l’autorité à travers l’exploration de différentes marches (militaires, processionnelles…) comme terreau de recherches chorégraphiques. Défilé de mode et ballet partagent un ensemble de codes attachés aux corps qui traversent l’espace scénographique, Soraya entend les déconstruire et d’interroger la place du public dans le dispositif. Le quatuor masculin sera dévoilé courant 2024. Et plus si affinités !

Et plus si affinités

Pour suivre le travail de Soraya Thomas et assister à l’un de ses spectacles, consultez le site de la compagnie Morphose.

Dieter Loquen

Posted by Dieter Loquen

Natif de Zurich, Dieter Loquen a pris racine à Paris il y a maintenant 20 ans. On le rencontre à proximité des théâtres et des musées. De la capitale, mais pas seulement. Il aime particulièrement l'émergence artistique. Et n'a rien contre les projets à haut potentiel queerness.