
Cela va peut-être étonner les plus candides d’enter vous, mais le monde de la géopolitique n’est pas uniquement peuplé de tanks, de missiles, de discours onusiens et de négociations barbouziennes. Non, non, non, dans cette histoire il faut aussi compter avec le soft power. Vous avez peut-être déjà entendu le mot, sans trop capter de quoi il s’agit vu que la notion est assez retorse. Dommage car la logique est vraiment efficace, et que nous sommes tous.tes touché.es. Attachez vos ceintures, on plonge dans le monde fascinant du pouvoir doux !
Qu’est-ce que le Soft Power ?
Déjà une petite définition la plus claire possible : le soft power, c’est l’art de séduire et d’influencer sans recourir à la force brute. Concrètement ça donne quoi ? Imaginez une soirée où vous devez convaincre quelqu’un de choisir votre série préférée. Plutôt que de crier et de menacer, vous sortez vos arguments les plus subtils : les critiques élogieuses, les scènes marquantes, le charisme des acteurs. Eh bien, c’’est exactement ce que font les pays sur la scène internationale avec le soft power : ils utilisent la culture, les valeurs et les politiques attractives pour gagner des alliés, diffuser leur point de vue et influencer l’opinion mondiale pour aller dans leur sens.
Le terme a été forgé à la fin des années 1980 par le politologue américain Joseph Nye, professeur à Harvard, dans son ouvrage Bound to Lead: The Changing Nature of American Power (1990). Nye y conteste le déclin annoncé de la puissance américaine après la Guerre froide, en proposant une nouvelle grille de lecture du pouvoir : selon lui, la capacité d’un pays à influencer les autres sans contrainte, par l’attraction plutôt que par la coercition, constitue une forme de puissance à part entière. Nye oppose ainsi le hard power, fondé sur la force militaire et les pressions économiques, au soft power, qui repose sur la culture, les valeurs politiques (liberté, démocratie, droits humains) et la légitimité de la politique étrangère. C’est une puissance plus diffuse, souvent moins visible, mais redoutablement efficace dans un monde interconnecté où l’image et la narration jouent un rôle crucial.
Dans ses ouvrages ultérieurs, notamment Soft Power: The Means to Success in World Politics (2004) et The Future of Power (2011), Nye affine sa pensée et introduit l’idée de smart power : une combinaison stratégique du hard et du soft power. D’autres chercheurs, politistes et spécialistes des relations internationales ont enrichi le concept :
- Pierre Bourdieu, sans utiliser le terme « soft power », a largement exploré la notion de violence symbolique et de domination culturelle, qui préfigure certaines réflexions sur l’influence douce dans un cadre global.
- Le sociologue Manuel Castells a travaillé sur le pouvoir des réseaux et l’économie de l’image dans la société de l’information, en lien avec l’idée d’une influence par la communication.
- Dans une perspective critique, des auteurs comme Edward Saïd (avec le concept d’orientalisme) ont souligné que le soft power peut aussi masquer des dynamiques néocoloniales, lorsque la séduction culturelle sert des objectifs de domination.
Soft power in real life
Ok mais sur le terrain, in real life, ça donne quoi ? Comment se décline le soft power ? Quelle tournure ? Quelle logique ? Voici quelques exemples géographiques pour mieux cerner la chose (vous allez voir, en fait vous connaissez bien le concept sauf que vous ne le saviez pas mais heureusement The ARTchemists sont là).
Les États-Unis : Hollywood et McDonald’s
Ah, les États-Unis ! Pas pour rien que l’idée vient de là. Les Américains ont compris depuis longtemps l’importance du soft power. Hollywood, c’est un peu la machine à rêves mondiale. Les blockbusters américains envahissent les écrans de la planète, façonnant les imaginaires et les aspirations de millions de personnes. Ajoutez à cela des marques comme McDonald’s et Coca-Cola, des réseaux sociaux comme Facebook ou X et vous avez un cocktail explosif de soft power. Ces éléments véhiculent une image de liberté, de succès et de prospérité, mais au finish il s’agit d’implanter les valeurs made in USA un peu partout dans nos petits crânes.
La Corée du Sud : K-pop et K-dramas
Qui aurait cru il y a vingt ans que la Corée du Sud deviendrait une superpuissance culturelle ? Avec la montée en puissance de la K-pop (merci BTS !) et des dramas coréens, le pays a su s’imposer comme une référence mondiale en matière de divertissement. En 2020, par exemple, le film Parasite a remporté l’Oscar du meilleur film, une première pour un film non anglophone, illustrant parfaitement cette ascension fulgurante.
La Chine : les routes de la soie culturelles
La Chine n’est pas en reste, au contraire. Elle utilise le soft power pour améliorer son image sur la scène internationale, notamment à travers des initiatives comme les Instituts Confucius, présents dans le monde entier afin de promouvoir la langue et la culture chinoises. De plus, elle investit massivement dans des productions cinématographiques internationales,organise des événements culturels de grande envergure, comme les Jeux olympiques de Pékin en 2008, et prête des pandas en leasing aux zoos les plus célèbres de la planète.
Soft power : facettes stratégiques
Les avantages du soft power ? Innombrables et bien pratiques. Tout principalement, cette méthode d’influence :
- évite les coûts humains et financiers des conflits armés,
- crée des alliances durables fondées sur l’admiration et le respect mutuel plutôt que sur la peur ou la coercition.
Bref c’est juste génial, ça évite de s’égorger. Et ça donne une excellente image du pays qui soft powerise. Ainsi, la France s’est imposée au fil des années comme un modèle de culture et de sophistication grâce à son cinéma, sa cuisine, son art de vivre, ce qui renforce son influence mondiale sans un seul coup de fusil.
Allons un peu plus loin dans cette analyse. Quelles sont les composantes d’un soft power abouti ?
La diplomatie culturelle
Les musées, les expositions et les festivals internationaux sont autant d’outils de diplomatie culturelle. Les pays organisent et sponsorisent ces événements pour partager leur culture et renforcer leurs liens avec d’autres nations. Par exemple, l’Inde organise à Paris depuis 2010 le festival Namasté France — une initiative de diplomatie culturelle portée par l’Ambassade d’Inde et l’ICCR, en partenariat avec l’Institut français. Ce festival pluridisciplinaire (musique, danse, artisanat, ateliers, gastronomie) a rassemblé plus de 20 000 visiteurs en 2023, illustrant un engagement durable dans le dialogue interculturel.
L’éducation et les échanges académiques
Les bourses d’études et les programmes d’échange académique sont des moyens puissants de soft power. Les étudiants étrangers sont exposés à la culture du pays d’accueil où ils partent faire leur cursus ; ils peuvent ainsi devenir des ambassadeurs culturels lorsqu’ils rentrent chez eux. Exemple type et particulièrement abouti, le DAAD, service allemand d’échanges universitaires, est l’un des plus puissants programmes de soft power éducatif au monde. Il finance des milliers de mobilités d’étudiants, d’enseignants et de chercheurs chaque année, dans une logique de coopération scientifique et culturelle. L’Allemagne s’affiche ainsi comme un pays ouvert, rigoureux, moderne, cultivant une image de partenaire fiable, particulièrement dans le monde universitaire.
Médias et divertissement
Les films, les séries télévisées, la musique, les jeux vidéo, mais aussi les formats courts ou les webtoons, sont aujourd’hui parmi les vecteurs les plus puissants du soft power culturel. Ils façonnent les représentations, véhiculent des styles de vie, font rayonner des langues, des esthétiques, des récits nationaux. Grâce aux plateformes de streaming comme Netflix, YouTube, Spotify ou TikTok, les contenus culturels circulent à une vitesse inédite et touchent des publics mondiaux — souvent bien au-delà des intentions initiales. La cinématographie indienne, avec ses codes visuels, ses récits mélodramatiques et son ancrage dans les mythologies locales, s’est imposée comme un pôle culturel majeur en Asie, en Afrique et au Moyen-Orient. Bollywood ne vend pas seulement des films, mais aussi une certaine image de l’Inde : festive, colorée, spirituelle, moderne et profondément enracinée dans ses traditions.
Soft power : un atout pour l’art et la culture… ou une menace ?
L’art et la culture ont toujours circulé, inspiré, ému au-delà des frontières. Mais dans un monde où l’image d’un pays constitue un levier stratégique, ils sont de plus en plus perçus comme des outils d’influence. Le soft power s’infiltre désormais dans les logiques de production culturelle. Est-ce une chance pour les artistes et les institutions ? Ou un risque d’instrumentalisation, voire de formatage ?
Un levier de rayonnement… et de soutien
Le soft power a indéniablement ouvert des portes à la création artistique. Dans certains pays, les politiques culturelles intègrent cette dimension stratégique pour mieux soutenir leurs artistes à l’international. La Turquie, par exemple, a misé massivement sur l’exportation de ses séries télévisées (« dizi »), devenues des succès populaires dans les Balkans, au Moyen-Orient, en Afrique et jusqu’en Amérique latine.
Des productions comme Diriliş: Ertuğrul, épopée néo-ottomane portée par des valeurs traditionnelles et une imagerie nationale forte, participent à façonner une image valorisante et influente de la Turquie contemporaine. Ce succès, aussi sincère soit-il sur le plan artistique, incarne une forme de soft power parfaitement orchestrée, mêlant récit national, nostalgie impériale et stratégie culturelle régionale.
En France, l’action culturelle extérieure repose sur un écosystème d’aides, de festivals, d’instituts et de subventions, qui favorise le rayonnement international d’une culture diverse et plurielle. Ce soutien permet à des cinéastes, des auteurs, des musiciens de faire entendre leur voix bien au-delà de l’espace francophone.
Quel est le prix culturel du soft power ?
Lorsque la culture devient un vecteur stratégique, elle risque de s’aligner sur des critères de visibilité, de désirabilité ou de conformité à une image souhaitée. Certains projets sont favorisés parce qu’ils « représentent bien » une esthétique ou un récit national, tandis que d’autres sont relégués car jugés trop critiques, trop dérangeants.
C’est le cas du cinéaste iranien Jafar Panahi, plusieurs fois emprisonné, censuré, puis interdit de tourner dans son propre pays. À l’international, ses films sont célébrés, primés à Berlin, Cannes ou Venise. Ils participent à l’image d’un Iran culturellement raffiné et intellectuel, tout en étant condamnés par les autorités qu’ils dérangent. Cette récupération paradoxale témoigne de la manière dont une œuvre dissidente peut renforcer le prestige culturel d’un pays malgré lui.
De façon inverse, certains artistes critiques sont progressivement neutralisés par la reconnaissance institutionnelle. C’est ce qu’a connu le musicien nigérian Fela Kuti, dont la musique radicale et militante a longtemps été rejetée par le pouvoir, avant d’être célébrée comme symbole de fierté nationale, une fois sa figure iconique stabilisée.
Les artistes, des ambassadeurs malgré eux ?
Beaucoup de créateurs ne se pensent pas comme des instruments diplomatiques. Leur œuvre naît d’une démarche intime, esthétique, politique. Mais dès qu’ils rencontrent le succès à l’international, ils deviennent, volontairement ou non, des symboles de leur culture d’origine.
C’est le cas de Studio Ghibli, au Japon, dont les films porteurs d’univers oniriques, d’écologie douce et de spiritualité subtile ont projeté dans le monde une vision apaisée, poétique et positive de la culture japonaise. À l’opposé, des figures comme Ai Weiwei (Chine), dont l’art est frontalement politique, sont érigées comme icônes de la liberté d’expression à l’étranger, alors qu’elles sont effacées de l’espace public national.
Une tension féconde ?
La relation entre soft power et création artistique est donc profondément ambivalente. Elle peut être fertile, lorsqu’elle offre aux artistes des moyens, une visibilité, une reconnaissance. Mais elle peut aussi être limitante, lorsqu’elle oriente les productions vers ce qui est « exportable », « positif », « non dérangeant ».
Pour préserver la vitalité artistique, il est essentiel de maintenir des espaces de création autonomes, à l’abri des impératifs diplomatiques ou des logiques d’image. Car le rôle profond de l’art n’est pas seulement de séduire ou de représenter : c’est aussi de troubler, de questionner, de résister — et c’est en cela qu’il reste, paradoxalement, l’un des vecteurs les plus puissants du soft power véritable.
Le soft power n’est ni bon ni mauvais en soi. C’est un outil, une stratégie, une énergie culturelle en mouvement. Reste à savoir qui l’emploie, dans quel but, et avec quelles limites. Car derrière la séduction douce se joue parfois une partie d’échecs bien plus rude.
Alors la prochaine fois que vous chantez un tube de BTS, regardez une série turque ou écoutez un auteur exilé à la radio, demandez-vous : suis-je juste un public ? Ou déjà un pion sur l’échiquier du pouvoir ?
Et plus si affinités ?
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