
La littérature européenne présente une zone d’ombre que l’on traverse comme on franchit un corridor fissuré, un espace où la raison chancelle, où les passions débordent, où l’irrationnel cherche une forme. Cet espace, né au terme du XVIIIᵉ siècle, s’appelle la littérature gothique.
Avant d’être une étiquette esthétique, le “gothique” fut un laboratoire : un lieu où l’imaginaire pouvait déranger, provoquer, inquiéter — parfois même critiquer la société qui le produisait.
Lorsque Mary Shelley publie Frankenstein en 1818, elle hérite de ce terreau sombre, mais elle en extrait autre chose : un mythe moderne, presque scientifique, qui transforme les codes gothiques en questions éthiques. Pour comprendre l’importance de Frankenstein, il faut d’abord comprendre la tradition qui l’a précédé.
Le roman gothique : naissance d’un territoire interdit
La littérature gothique apparaît en Angleterre au milieu du XVIIIᵉ siècle, à une époque où le rationalisme domine mais ne suffit plus à contenir les inquiétudes métaphysiques.
Les ouvrages fondateurs sont bien connus :
- Horace Walpole, Le Château d’Otrante (1764), premier roman gothique, mêlant de fantastique, de ruines médiévales, de secrets familiaux.
- Ann Radcliffe, Les Mystères d’Udolphe (1794) avec son esthétique du sublime, ses paysages menaçants, ses héroïnes persécutées.
- Matthew Gregory Lewis, Le Moine (1796) tout en excès, en transgression, en érotisme, en corruption morale et religieuse.
Ces œuvres érigent les grands piliers esthétiques et thématiques du genre : le château isolé, les couloirs nocturnes, la menace invisible, les hantises, le secret, les passions incontrôlées, l’opposition entre rationalité et surnaturel, la révélation finale.
Le gothique se présente comme une architecture morale où les murs retiennent bien plus que des pierres.
Esthétiques et obsessions gothiques : paysages, ruines, folie
Le roman gothique privilégie trois dimensions fondamentales.
- Le sublime et la nature menaçante : glaciers, orages, montagnes, autant de paysages dans lesquels le personnage se mesure à l’infini et constate son insignifiance. Mary Shelley, lors de ses voyages en Suisse, s’en imprégnera intensément.
- L’héritage maudit et les secrets familiaux : les héros gothiques sont souvent prisonniers d’un passé qu’ils ne comprennent pas, victimes d’actes anciens qui pèsent sur la génération présente.
- La fragilité mentale : le gothique explore la psyché ; apparitions, hallucinations, doutes, culpabilité, il interroge ce que l’esprit humain fabrique lorsqu’il se retrouve seul face à ses peurs.
Ces éléments nourrissent l’atmosphère de Frankenstein : les Alpes, les tempêtes, la solitude extrême, la culpabilité de Victor, les errances glaciales de la Créature.
Frankenstein, enfant du gothique et plus encore
Si Frankenstein emprunte beaucoup au gothique, il s’en distingue radicalement.
- Du surnaturel au scientifique : Dans le gothique, l’inexplicable domine. Chez Mary Shelley, la “création” ne relève pas de la magie : elle s’appuie sur la science de l’époque (galvanisme, anatomie, débats sur l’origine de la vie). La peur change de nature : elle ne vient plus du surnaturel, mais de l’être humain lui-même.
- Du secret familial à la responsabilité morale : La faute originelle de Victor n’est pas héritée : il la commet. Il est responsable. Le roman gothique devient une tragédie éthique.
- De la femme persécutée au créateur persécuteur : Shelley détourne le schéma classique :
la “victime” n’est pas l’héroïne, mais la Créature — un être rejeté, non parce qu’il est malfaisant, mais parce qu’il est différent. Frankenstein ne reproduit pas le gothique : il le transcende.
Figures gothiques réinventées : l’errance, la créature, la frontière du vivant
La littérature gothique accorde une place centrale à l’exilé, au marginal, au spectre. La Créature reprend ces attributs : elle erre comme un fantôme, elle vit dans les marges du monde, elle ne possède ni foyer, ni nom, ni origine lisible.
Mais Shelley ajoute une question que le gothique n’avait jamais posée avec une telle force :
Qu’est-ce qu’un être humain ? Le roman place le lecteur devant une tension nouvelle :
l’“horreur” n’est plus un château obscur, mais un laboratoire éclairé où l’homme transgresse les limites de la nature. Le monstre gothique cesse d’être surnaturel : il devient fabriqué, et donc tragiquement normal.
Le gothique comme critique sociale : un terrain que Shelley amplifie
Depuis Radcliffe, le roman gothique sert d’allégorie politique : critique des institutions, du pouvoir patriarcal, de l’autorité religieuse, de l’arbitraire. Shelley prolonge cette tradition :
- Victor incarne le pouvoir masculin sans contrepoids,
- la Créature symbolise ceux que la société rejette (pauvres, déformés, marginaux),
- l’absence de soin parental renvoie aux défaillances institutionnelles.
On a beaucoup associé Frankenstein à la science-fiction ; c’est oublier qu’il est d’abord un roman gothique social, une méditation sur la responsabilité collective.
De la littérature gothique au mythe moderne : Shelley ouvre la porte de la SF
Avec Frankenstein, Mary Shelley opère une transition majeure : elle conserve l’imaginaire gothique, mais elle déplace l’origine de l’horreur vers la science naissante. Ce geste fondateur fera d’elle, selon de nombreux critiques, l’une des mères de la science-fiction moderne (Brian Aldiss notamment le souligne).
Le roman gothique, en traversant Shelley, devient réflexion sur la création du vivant, interrogation du progrès, mythe critique de la modernité. C’est ce glissement qui fera du mythe Frankenstein une source inépuisable pour la culture populaire, du cinéma à la BD, du bioéthique aux débats sur l’IA.
Le gothique, matrice d’un monstre qui n’en finit pas de naître
La littérature gothique a donné à Mary Shelley un cadre — ruines, montagnes, nuit, tragédie — mais elle lui a laissé la liberté de tout transformer. Elle y a injecté la science, la philosophie, la responsabilité morale, et le sentiment que l’homme, en créant la vie, crée aussi son propre juge.
Le gothique interroge les ombres du passé. Shelley, elle, interroge les ombres du futur. C’est pourquoi Frankenstein, né du gothique, en est peut-être la forme la plus moderne : un roman où le monstre n’est jamais celui que l’on croit, et où les frontières entre ténèbres et lumière ne sont jamais où l’on les attend.
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