L’Imprésario de Smyrne : une véritable leçon de management artistique

Vous désirez ardemment devenir manager d’un groupe de rock et autre formation musicale/chanteur.se/musicien/artiste tout court ? Avant de vous lancer dans l’aventure, je vous conseille de regarder avec beaucoup d’attention l’excellente comédie de Goldoni L’Imprésario de Smyrne. Elle date peut-être de 1759, elle est d’une actualité criante et vaut toutes les initiations.

Créer un opéra à Smyrne

Posons le cadre. Nous sommes donc à Venise, en plein cœur du XVIIIe siècle. Un riche marchand turc vient d’arriver en ville et déjà tout le milieu de l’opéra s’affole de rumeurs. C’est que le négociant, flairant de juteux dividendes, a décidé de recruter une troupe afin de divertir le public de Smyrne, port florissant où transitent bon nombre d’Occidentaux qui s’ennuient ferme et aimeraient profiter des charmes d’une salle de spectacles. C’est l’objectif d’Ali. Et sur le papier, cela semble futé et prometteur

Le problème (parce que s’il n’y a pas de problème, il n’y a pas d’intrigue, donc pas de pièce) : Ali n’y connaît absolument rien de rien, le milieu lui est pour le moins étranger (le clash culturel va d’ailleurs être de taille), encore moins le fonctionnement, les mœurs, les codes qui régimentent une troupe. Pour parvenir à ses fins, Ali demande donc conseil au comte Lasca, fin connaisseur de cette faune très particulière. Il faudra au moins ça pour gérer le bordel incroyable que cette entreprise va susciter.

Casse-tête managérial

Si former une troupe est déjà compliqué en soi (la logistique implique pas mal de techniciens spécialisés, en dehors des artistes proprement dit ; il y a aussi la question juridique des contrats, la problématique du choix des œuvres, leur adaptation, les costumes et les décors, la gestion au quotidien de la salle…), former une troupe à Venise au siècle des Lumières relève du défi, du marathon et du casse-tête managérial.

Car le principal écueil à franchir, la grosse épine dans le pied des impresarios, c’est l’égo des chanteurs. Ego ? Le mot est trop faible. Vanité, fatuité, outrecuidance… Entre les cantatrices qui se chamaillent pour obtenir le statut de prima donna (première chanteuse, autant dire l’étoile de la troupe), les castrats et leurs caprices de gamins, les régisseurs qui cherchent à faire du profit, Ali est vite décontenancé, submergé puis dégoûté. Arrivera-t-il à former cette troupe ? C’est toute la question.

Un réalisme saisissant à la Longui

Et Goldoni en explore les méandres avec un sens aigu du comique et de l’ironie. A la manière du peintre Pietro Longhi, il imagine des saynètes aussi cocasses que cruelles où nous découvrons tous ces artistes du reste talentueux s’entre-égorger verbalement au fil de remarques acides et de sourires hypocrites. C’est d’un réalisme saisissant et pour cause : auteur de théâtre, librettiste, Goldoni connaît cet univers par cœur, encore plus le microcosme artistique vénitien, ville dédiée aux plaisirs, plongée dans les joies du Carnaval six mois sur douze, qui a vu la naissance du premier opéra payant au XVIIeme siècle.

Quand Goldoni commence sa carrière, on dénombre une dizaine de salles dans la cité des Doges, sans compter les théâtres ambulants ou privés. C’est déjà beaucoup pour une ville de 8 kilomètres carrés, et cela va aller grandissant avec l’afflux de négociants et de touristes (eh oui, déjà au temps de Voltaire, la ville est saturée de visiteurs étrangers). Goldoni qui est né, qui a grandi dans cette atmosphère, la connaît sur le bout des doigts. Il en restitue les nuances, les subtilités, la légèreté, la fausseté avec un talent sans pareil.

Une mise en scène succulente

Car le monde des artistes vénitiens est aussi celui des apparences ; on veut briller mais soit on manque d’argent pour financer un train de vie princier, soit on s’est mis à dos toute la communauté avec ses caprices de diva. En 1987, Jean-Luc Boutté s’empare du sujet et accouche d’une mise en scène brillante menée bille en tête par la troupe de la Comédie-Française : Jacques Sereys, Christine fersen, Simon Eine, Richard Fontana, Claude Mathieu, Catherine Hiegel, Marcel Bozonnet,Yves Gasc, Jean-Paul Moulinot… le casting est fabuleux, particulièrement à l’aise dans cette histoire farfelue mais si juste, dont les répliques ont été adaptées par un certain Dominique Fernandez.

On se souviendra longtemps de l’entrée fracassante de Fontana habillé de pied en cap en héros de mythologie et de la tête effarée de Simon Eine devant cet ouragan de métal et de plume monté sur cothurne qui déboule dans son salon. Idem pour la séance de domptage de cantatrices en furie, menée par un Jacques Sereys d’un détachement olympien face aux jérémiades de Fersen, Mathieu et Hiegel. C’est succulent, édifiant sur la question de l’égo artistique et toujours d’actualité : les échanges de ces personnages hauts en couleur ressemblent beaucoup aux dialogues qu’on entend aujourd’hui dans les backstages des concerts, les couloirs des maisons de disques.

Bref, rien n’a changé et L’Impresario de Smyrne le démontre de flagrante façon… en concluant l’aventure sur une morale dont nombre d’agents artistiques devraient aujourd’hui encore s’inspirer pour driver leurs ouailles et les conduire sur le chemin du succès.

Et plus si affinités

La mise en scène de la comédie L’Imprésario de Smyrne par la Comédie-Française en 1987 est disponible sur Madelen.

Delphine Neimon

Posted by Delphine Neimon

Fondatrice, directrice, rédactrice en chef et rédactrice sur le webmagazine The ARTchemists, Delphine Neimon est par ailleurs rédactrice professionnelle, consultante et formatrice en communication. Son dada : créer des blogs professionnels. Sur The ARTchemists, outre l'administratif et la gestion du quotidien, elle s'occupe de politique, de société, de théâtre.

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