Burlesque Planète : l’année de la Dragonne.

Impossible de consacrer une série sur le burlesque sans parler d’elle. La papesse. La fondatrice. L’initiatrice. La dragonne.Juliette Dragon, au tatouage de feu, le dos musclé, bardé d’écailles. Une touche à tout géniale, effeuilleuse, danseuse, performeuse, cracheuse de feu, rockeuse.

«La seule drag queen femelle de France«

C’est que la dame est plutôt occupée et nous pourrions placer cet article dans la rubrique « Ma petite entreprise » sans démériter. Car c’est bien une entrepreneuse que je rencontre un soir dans Paris : l’athlète brune, énergique, racée, doublée d’une meneuse de troupe s’assoit en face de moi avec naturel et dynamisme. Pyrotechnicienne, artificière – avec diplôme s’il vous plaît – championne de Viet vo dao, élancée, épaules carrées, allure martiale, à la ville, Juliette s’en laisse encore moins compter que sur la scène qu’elle arpente depuis 19 ans maintenant.

Une scène où elle a mis en application la discipline, la rigueur et la concentration acquises avec la pratique des arts martiaux : elle y plonge enfant par inimitié avec l’univers de la danse : «ce n’était pas le grand amour avec les filles dans les cours». Même rigueur, même travail du corps, développement des capacités musculaires, grâce, fluidité : «c’est une sorte de chorégraphie» qu’elle va vite transplanter dans l’univers des rave parties où elle va faire ses classes au côté de transformistes, d’artistes de cirque, dans des numéros de drag queen. «J’étais peut-être la seule drag queen femelle de France» confesse-t-elle avec humour.

Pyrotechnie et strip-tease

C’est là qu’elle apprend à faire du feu, allant jusqu’à passer son diplôme au terme d’une formation intensive portant sur les normes de sécurité, les principes actifs et chimiques, la législation, … Mais faire du feu avec des costumes grandiloquents et très inflammables, ce n’est pas recommandé. C’est donc logiquement qu’elle en arrivera à mêler pyrotechnie et strip-tease. Un paradoxe dont elle joue avec talent, adorant mettre en avant le côté affriolant de la femme objet pour, au moment de totale vulnérabilité, sortir flammes et étincelles.

Réflexion de féministe 4ᵉ génération qui s’interroge sur la place de la femme dans nos sociétés modernes. Qu’est-ce que la féminité ? Comment accéder à la modernité sans perdre nos fragilités ? Comment réinventer les codes de séduction et de communication entre sexes sans s’annihiler ou se pervertir les uns les autres ? Comment «s’autoriser à être féminine, sexy sans être vulgaire, sans s’interdire, se brider ?» Étonnant débat dans une tête de stripteaseuse qu’on imagine vide ou pleine de vent ? Que nenni.

Burlesque vs pornographie

La dame est structurée, cultivée, dotée d’un vocabulaire riche, précieux même… et elle sait ce qu’elle veut, traduisant ses réflexions dans des numéros, des revues qu’elle écrit, orchestre, minute, à grand renfort de synopsis, de croquis, de story-boards (issue d’une famille d’artistes graphiques, Juliette aime le dessin, même si elle avoue ne pas être trop douée). Objectif premier : soigner l’expression corporelle, le positionnement des corps dans l’espace, la justesse de jeu, privilégier les chorégraphies qu’elle ajuste avec une chorégraphe professionnelle. Formée à la direction d’acteurs, Juliette se veut d’une redoutable précision dans les concepts même, les définitions. Et c’est sans une hésitation qu’elle m’expose la définition et les origines du burlesque pour ensuite le différencier d’une image pornographique.

Le burlesque donc ?

Les codes d’une image pornographique ?

Influence, boulot et éternel féminin

Rien à voir donc, surtout quand elle ajoute au tableau le nombre incroyable de ses influences. La dragonne va loin en la matière :

  • La BD internationale, européenne, américaine japonaise ;
  • Les séries Z à petits moyens « surtout quand c’est raté » ;
  • Quentin Tarantino, Robert Rodriguez, le cinéma en général, les comédies musicales, Bollywood ;
  • Les grandes icônes féminines, entre divas hollywoodiennes, rock stars (précisons que Juliette Dragon est AUSSI chanteuse du groupe Rikkah dont son époux Seb le Bison est le fondateur ET le guitariste), Marilyn Monroe, Nina Hagen, même Britney Spears… ou la Vierge Marie et Marie-Madeleine ;
  • Le cabaret en général, le théâtre de rue, ou le cirque – «dès que j’ai une hauteur sous plafond, je booke un acrobate ou un trapéziste» ;
  • Les Grands Maîtres de la peinture, depuis les peintres de la Renaissance jusqu’au Radeau de la méduse en passant par le maniérisme de Caravage – en quête de scénographies, de gestuelles, d’attitudes, Juliette ne boude pas le Louvre et ses sculptures, curieuse de saisir ces esthétiques qui marchent à toutes les époques de l’Humanité, des symétries et asymétries intéressantes ;
  • Les magazines de mode, les vidéos clip, internet et les DVD «mais pas de télé» !

«Mettre en avant l’éternel féminin, c’est ma vie», me confie-t-elle. Travailleuse acharnée (soumise à un rythme de folie, toujours débordée, vivant au milieu des costumes et accessoires qu’elle a remisés dans son appart transformé en loge perpétuelle, soucieuse de l’entretien de son corps qu’elle continue de discipliner par un régime sévère d’où alcool, drogues, tabac sont exclus, prenant de maigres vacances deux fois l’an en période creuse et encore pour dormir, privée de vie sociale), elle n’hésite pas à continuer de se former. Dernier domaine en date : le management. Pour améliorer la com’ au niveau de son équipe (dont elle salue au passage le professionnalisme et les qualités humaines), apprendre à déléguer au bon moment, savoir neutraliser les crises, optimiser les talents.

Le laboratoire des Filles de Joie

La recette plait. Aujourd’hui Juliette Dragon entraine dans son sillage les Filles de Joies qui se déclinent sous forme de Cabaret et d’École, sans compter le Paris Burlesque Festival et le Klub. Le Klub : une vieille histoire d’amour. Alex, le directeur, a prêté sa salle à Juliette et sa troupe dès le début du concept, il y a cru. Évoquant «le plaisir énorme à travailler avec eux», Juliette rend hommage à ces gens «honnêtes, droits, travailleurs et généreux, trop rares dans le milieu de la nuit». Progressivement, le Klub est devenu le laboratoire des Filles de Joie. Neuf ans après leur début, elles y interviennent aujourd’hui en toute liberté.

«On y fait ce qu’on ne peut faire ailleurs» : tester, chercher, improviser, en duo ou en trio, jouer avec un public qui danse, boit, est proche et désireux d’être surpris par des performances souvent improvisées et parachutées en salle à n’importe quel moment au terme de déambulations déjantées et drolatiques. Un havre de paix et de détente, pour se ressourcer et créer ce qui fera la texture des numéros plus conséquents qui font désormais la popularité bien assise du Cabaret des Filles de Joie.

Burlesque, punk, même combat

Les Filles de Joie qui fêtent leur neuvième anniversaire en même temps que leur fondatrice souffle ses 39 bougies. Une troupe qui symbolise l’explosion du mouvement newburlesque. «J’aime ce mouvement pour la liberté qu’il apporte aux femmes. Toutes les femmes peuvent faire du burlesque, pas besoin d’être mannequin.» En cela, Juliette compare le burlesque au punk. Ravie du succès de ce concept, elle en déplore l’inévitable déclin. Trop de succès tue le succès, aujourd’hui n’importe quelle fille qui se déshabille se prétend burlesque. Or, le public aime la qualité, la recherche, il fera le tri, dépassant le simple côté effeuillage pour privilégier le travail de comédie, le jeu, la recherche dans les sujets.

C’est en substance la trame des formations de l’École des Filles de Joie. Au travers des stages de vogging, french cancan, effeuillages, marche en talons, port du corset, barre au sol, comédie, «on apprend le mime, la danse, à se tenir sur scène, faire le clown, se maquiller, enlever de la lingerie et des gants». Impossible d’assister aux cours à moins de les suivre. C’est que ces moments constituent parfois une thérapie pour certaines élèves. Un instant rare, convivial, intime presque où Juliette les amène à réfléchir sur ces codes de féminité à réinventer pour s’épanouir : «tout se joue parfois à la manière d’ajuster l’axe des épaules et celui du bassin». Et la dragonne alors de jaillir des flammes tel le phénix, et de redevenir femme.

Photos : Didier Bonin

Vidéos : Le Bison production

Delphine Neimon

Posted by Delphine Neimon

Fondatrice, directrice, rédactrice en chef et rédactrice sur le webmagazine The ARTchemists, Delphine Neimon est par ailleurs rédactrice professionnelle, consultante et formatrice en communication. Son dada : créer des blogs professionnels. Sur The ARTchemists, outre l'administratif et la gestion du quotidien, elle s'occupe de politique, de société, de théâtre.

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