
Ou comment un mythe littéraire du XIXᵉ s’est transformé en icône punk, marketing, gothique, techno, bioéthique, Halloween-friendly et même philosophique.
Clairement, Frankenstein est increvable. Pour preuve le nouvel opus (très réussi) de Guillermo Del Toro). Je ne reviendrai pas sur cette enième version, du reste très bien chroniquée par notre rédac chef. Par contre je vais me pencher sur la fascination engendrée par ce mythe. Depuis son accouchement, la créature enfantée par Mary Shelley en 1818 n’a pas cessé de muter : cinéma, BD, rock, pop culture, jeux vidéo, débats bioéthiques, memes, tatouages, logos punk… on l’a vu partout, dans toutes les postures, tous les maquillages, toutes les récupérations.
Pourquoi lui ? Peut-être parce que Frankenstein, c’est notre reflet. En scrutant ce monstre couturé, capable d’amour comme de férocité, l’humanité se prend en pleine face ses expériences ratées, ses rêves de puissance et ses gamelles morales. Bienvenue dans le freakshow culturel du fils abandonné le plus célèbre de la littérature.
James Whale (1931) : l’accident industriel devenu Bible visuelle
Avant d’être un mythe global, Frankenstein a été… une erreur d’interprétation. Mary Shelley parlait d’un être sensible, tragique, philosophe malgré lui. Hollywood a préféré miser sur le spectaculaire, le « monstrueux ». Résultat : le film Frankenstein (1931), réalisé par James Whale, produit par Universal, avec Boris Karloff figé sous les couches de maquillage de Jack Pierce. De quoi pétrifier l’iconographie pour des décennies : les boulons au cou (absents du roman), la tête plate, les semelles compensées, la démarche mécanique, les bras tendus, le laboratoire, le regard fou-furieux de Victor contemplant sa création.
On repassera pour le respect du texte initial. Whale façonne une brute, un mort vivant gigantesque et destructeur. La pop culture ne s’en remettra jamais : Frankenstein devient la mascotte d’Halloween, l’icône du cinéma d’horreur, l’image imprimée sur t-shirts, comics, jouets et boîtes de céréales. Le mythe littéraire disparaît au profit de ce qui va devenir un véritable phénomène de la culture pop.
De la tragédie romantique au produit dérivé : naissance d’un empire monstrueux
Et un incontestable succès marketing. Le Frankenstein de Karloff engendre une lignée de monstres Universal : Bride of Frankenstein (1935), chef-d’œuvre à la frontière du queer et du gothique, toujours de James Whale ; Son of Frankenstein (1939) et tous les croisements improbables avec Dracula, le Loup-Garou, Abbott & Costello… Hollywood a créé le premier univers partagé avant Marvel.
Pendant ce temps-là, la créature inspire toute une kyrielle de produits dérivés : comics (Marvel lance The Monster of Frankenstein en 1973), dessins animés (Les Pierrafeu l’utilisent souvent en gag), publicités, pin’s, animations de parc d’attractions, mascottes de conventions. La pop culture s’est emparée du monstre de Frankenstein (vous noterez que le docteur, lui, disparaît de l’horizon, car peu vendeur), le cuisine à toutes les sauces, le tourne parfois en dérision mais le rend omniprésent, incontournable.
Deux adaptations qui font date
Dans la longue lignée de productions cinématographiques inspirées du livre de Mary Shelley, citons deux cas, deux adaptations qui bouleversent les codes.
Mel Brooks, le punk burlesque : Young Frankenstein (1974)
Puis survient Young Frankenstein en 1974. Spécialiste des parodies drolatiques, Mel Brooks retourne le mythe comme un gant. Sa version burlesque en noir et blanc respecte tellement Whale qu’elle en devient hommage officiel.
Gene Wilder, œil brillant et cheveux version permanente électrostatique, incarne le descendant du savant. Créature géante et simplette, danse sur « Puttin’ On the Ritz » Peter Boyle est un monstre loufoque. Teri Garr plante une assistante ultra sexy, Marty Feldman est irrésistible en serviteur bossu aux allures de gargouille.
Ce film fait office de vaccin : il empêche qu’on prenne Frankenstein trop au sérieux. Il rappelle aussi que les monstres survivent à tout — même à la comédie.
La version 1994 de Kenneth Branagh : grand opéra, sueur et romantisme gothique
Retour aux sources avec Mary Shelley’s Frankenstein. En 1994, Branagh fait exploser l’amidon victorien, propulse le roman dans une flamboyance baroque, redonne à la Créature (Robert De Niro) son humanité douloureuse. Ce film réhabilite l’esprit de Shelley : la créature parle, pense, souffre.
Le créateur est l’unique vrai monstre. La pop culture découvre alors que Frankenstein, derrière ses boulons de cartoon, possède un cœur noir, tragique et intelligent.
Les comics et les monstres augmentés : Frankenstein devient super-héros, cyborg ou soldat
J’évoque le cinéma, mais n’oublions pas que les comics se sont aussi jetés sur la créature comme la pauvreté sur le monde : Marvel lui rend hommage avec The Monster of Frankenstein (1973) avant de l’intégrer dans d’autres séries ; DC Comics lui consacre Frankenstein, Agent of S.H.A.D.E., version pulp où la créature combat des menaces surnaturelles façon Hellboy en plus carré.
Au fil des pages, des vignettes et des bulles, la créature devient soldat gouvernemental, anti-héros mélancolique, machine augmentée, golem cyberpunk. Chaque époque réécrit Frankenstein selon ses angoisses technologiques : plus on devient machine, plus on humanise le monstre.
Jeux vidéo : le corps recomposé comme avatar
Au niveau gaming, même histoire d’amour, même travail de récupération, assimilation. L’influence est partout : Castlevania fait de Frankenstein un boss récurrent. The Binding of Isaac, Bloodborne, Darkest Dungeon multiplient les hommages à l’être fabriqué. The Witcher présente des monstres hybrides à la Shelley.
Le jeu vidéo adore Frankenstein, car il pose la question la plus moderne qui soit : qu’est-ce qu’un corps “fabriqué” peut faire que le corps “naturel” ne peut pas ? On est en plein dans le transhumanisme, sans les conférences TED.
Frankenstein à l’ère cyborg : du symbole gothique au capitalisme techno
Aujourd’hui, la créature s’invite/s’infiltre partout : dans les débats sur l’IA, dans les discussions sur la robotique sociale, dans les essais sur l’éthique biomédicale (Donna Haraway revisite le mythe dans A Cyborg Manifesto, 1985). Même la Silicon Valley utilise parfois Frankenstein comme métaphore des inventions qu’elle ne maîtrise pas totalement.
Le monstre sert à pointer du doigt ce que nous refusons de regarder : les conséquences de la création. Mary Shelley avait prévenu : créer un être, ce n’est pas jouer à Dieu — c’est assumer la responsabilité de ne pas être Dieu. Le XXIᵉ siècle a transformé Frankenstein en panneau d’avertissement moral. Pas étonnant qu’il ressurgisse dès qu’on parle d’IA générative, de bébés génétiquement modifiés ou de robots humanoïdes : c’est le mythe de l’apprenti-sorcier, version open-source.
Halloween, marketing, merchandising : le monstre domestiqué
Et puis il y a le business du produit dérivé. Aujourd’hui, Frankenstein est à la fois mascotte, emoji, décoration de jardin… un totem kawaii. C’est le destin de toutes les icônes pop : on les vide de leur drame pour les recycler en chewing-gum visuel.
Mais sous les paillettes, l’archétype demeure : un corps bricolé, une âme en quête d’amour, un créateur absent. Le combo parfait pour hanter une civilisation entière.
Et plus si affinités ?
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