
9 juillet 2025 : après 14 éditions dont la dernière s’est achevée le 25 juin, le Champs‑Élysées Film Festival (CEFF) annonce sa disparition. « Clap de fin » vont claironner les médias en relayant l’info à chaud. Habituellement, ce genre d’info, nous évitons de les diffuser sur The ARTchemists, nous attachant plus à filer des pistes et des recos pour ouvrir/enrichir l’horizon culturel de chacun.e. Mais en l’état, cet événement nous a interpellé.es de par sa signification, ce qu’il traduit de l’état de la culture en France et ailleurs, ce qu’il laisse présager. Explications.
Un rendez-vous incontournable du cinéma indépendant
Posons le cadre pour ceux/celles qui ignoreraient de quoi il s’agit : né en 2012, le festival des Champs-Élysées s’est imposé comme le rendez-vous incontournable du cinéma indépendant, un tremplin pour des réalisateurs trop marginaux pour bénéficier des circuits de diffusion classiques. Chaque été, les salles prestigieuses de la plus belle avenue du monde – Publicis, Le Balzac, UGC George V, entre autres – accueillent avant‑premières, masterclasses, conférences avec à la clé une sélection ambitieuse dédiée aux cinéastes émergents.
A l’origine de cette initiative, Sophie Dulac. Productrice et distributrice, exploitante de salle, reconnue pour son engagement en faveur du cinéma d’auteur, elle est née dans une famille liée au monde des médias (c’est la petite-fille de Marcel Bleustein-Blanchet, fondateur de Publicis). Œuvrant d’abord dans le recrutement, elle va finalement se tourner vers le cinéma, fonde Sophie Dulac Productions dès 1999, rachète en 2001 la chaîne Les Écrans de Paris (qui regroupe des salles indépendantes comme l’Arlequin, le Reflet Médicis ou le Majestic Bastille). En 2003, Dulac Distribution voit le jour, une locomotive de la diffusion de films d’auteur, de documentaires et de premières œuvres.
Un pilier des coproductions franco-américaines
Aujourd’hui ce qui est devenu Maison Dulac Cinéma distribue environ dix à douze films par an et compte un catalogue riche de plus de cent titres. Bref, Dame Dulac et ses sociétés sont enracinées dans l’univers du cinéma ; le Champs-Élysées Films Festival a été façonné dans cette perspective de développement, afin de construire des ponts entre la France et les USA. Un véritable levier stratégique pour les entités sus-citées : en mettant en lumière de jeunes talents de part et d’autre de l’Atlantique, le CEFF constitue un sas entre les marchés européens et nord-américains, favorisant l’émergence de projets communs en partenariat avec par exemple US In Progres.
Cette ligne éditoriale assumée a permis à la Maison Dulac d’identifier des films à fort potentiel, de tisser des liens avec des agents internationaux et de positionner ses productions sur des circuits festivaliers majeurs comme Sundance ou Tribeca (dixit FilmFreeway). Cette logique s’inscrit dans une volonté plus large de faire de la Maison Dulac Cinéma un acteur incontournable des coproductions franco-américaines et de la diffusion d’un cinéma d’auteur international. Dit autrement, le CEFF permet à la constellation Dulac de propulser ses films, d’alimenter ses réseaux de distribution.
La dislocation d’une interface économique et culturelle
Rien d’étonnant, nombre de festivals intégrant une partie pro ont cet objectif (cf le festival de Cannes ou le MaMA). Là où ça devient problématique, c’est que la fin du CEFF ne marque pas seulement la disparition d’un événement cinéphile ; elle représente la dislocation d’une interface économique et culturelle, au service d’une vision artisanale du cinéma à l’ère des géants du streaming. Le point culminant d’un malaise latent ?
- Rappelons le licenciement abusif du directeur historique du Reflet Médicis, en écho aux témoignages de management toxique au sein des structures Dulac, témoignages relayés dans les médias, notamment Libé, et évoquant climat d’angoisse, pression incessante, harcèlement. Ces révélations ont d’ailleurs conduit plusieurs membres du jury de l’édition 2025 à démissionner, dans un climat de tension palpable (dixit Les Inrocks).
- Cette ultime édition a eu lieu sur fond de démantèlement des aides publiques et de fermeture progressive des salles emblématiques sur l’avenue. Une fragilité économique sur laquelle Sophie Dulac rebondit pour expliciter la fin de l’événement.
Ce que cela révèle du monde du cinéma indépendant
La disparition du CEFF cristallise clairement plusieurs mutations profondes du paysage cinématographique.
- La crise des festivals indépendants : le CEFF était une anomalie vertueuse : petit par l’échelle, mais fort par l’identité. En fédérant passionnés et professionnels autour du cinéma exigeant entre France et États-Unis, il jouait un rôle essentiel dans l’émergence des auteurs indépendants. Sa disparition laisse un vide d’autant plus perceptible qu’il n’existe pas d’équivalent identitaire dans la capitale.
- La pression des plateformes numériques : face à l’ascension irrésistible de Netflix, Prime Video ou Disney+, les festivals traditionnels se voient obligés de réinventer leur modèle. Beaucoup d’indépendants sont désormais limités à des espaces virtuels ou à des plateformes spécialisées. Or, un festival physique comme le CEFF offrait une visibilité, un point de rencontre et d’échange, une expérimentation collective impossible à reproduire sur écran.
- L’urgence de l’éthique et du respect humain : le scandale du management toxique touche un nerf : aujourd’hui, la culture ne peut plus être dissociée du bien‑être des personnes qui la font vivre. L’arrêt du festival pointe du doigt l’incompatibilité entre exaltation artistique et pratiques managériales précaires – un signal fort : protéger les équipes est autant une condition qu’un impératif pour porter des projets culturels.
- La fragilité économique de la filière : les festivals tiers – souvent structurés comme de petites PME – subissent la baisse généralisée des subventions et la raréfaction des lieux physiques. La fermeture du CEFF démontrerait que, sans appui financier stable et vision politique, aucun projet n’est à l’abri, même valorisé par le public.
L’après-CEFF : un défi à relever
Ci-gît le CEFF. La question alors se pose : quel futur pour le cinéma indépendant à Paris ?
Un vide symbolique et logistique vient de s’ouvrir… et suscite un appel à la créativité. Collectivités, associations, entrepreneurs culturels vont-ils valoriser ce moment pour redéfinir un projet hybride ? En ont-ils seulement les moyens à l’heure de la grande tonte des subventions ? Un festival plus modeste, tourné vers l’humain, flexible, connecté, mais surtout éthique et durable, pourrait certes reprendre le flambeau, mais comment ?
Le CEFF ne disparaît pas simplement d’un calendrier culturel — il ramène sur le devant de la scène la vitalité et les fragilités du cinéma indépendant. Sa disparition émeut, questionne sur les conditions d’une renaissance. Les amateurs de cinéma, spectateurs de l’ombre et cinéphiles passionnés, sont prêts à le soutenir. Reste à savoir qui aura le courage, la créativité, les moyens… et l’honnêteté, de construire ce projet.
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