
C’est l’histoire d’un fiasco émotionnel programmé, une lente marche au suicide affectif. Un aveuglement volontaire, farouche, grandiose et pathétique à la fois. La Femme de Tchaïkovski relate l’impossible amour entre Antonina et Piotr, la relation à sens unique entre une aristocrate musicienne et un compositeur passionné. Kirill Serebrennikov décortique ici une obsession qui illustre les traits les plus forts et les plus sombres de l’âme russe.
Un couple dysfonctionnel
Forgée au fil des siècles par la littérature, la philosophie, la religion et l’histoire tumultueuse de ce trop grand pays, la notion d’âme russe englobe des traits psychologiques, spirituels, esthétiques : le mysticisme, la mélancolie, la souffrance, la dualité… Dostoïevski, Tchekhov, Tolstoï … on ne compte plus les artistes qui ont illustré, véhiculé ce concept, tenté d’en restituer les nuances, les subtilités, la profondeur, les tourments, la noirceur. Tchaïkovski de même : et son vécu matrimonial en est un reflet d’une rare intensité.
Jeune, belle, sensible, musicienne accomplie et romantique, Antonina Miliukova s’éprend du compositeur. Ce qu’elle ne sait pas, ce qu’elle ne perçoit pas, c’est que ce dernier, farouche célibataire, est homosexuel. Mais dans la Russie du XIXe siècle, on tait ce genre de penchant. Antonina va pourtant convaincre Piotr de l’épouser, ce dernier se laisse fléchir pour cacher ses attirances et sans rien en révéler à cette demoiselle si empressée. Mais très vite, le couple dysfonctionne, le mari ne supportant physiquement plus la proximité de cette épouse trop aimante.
Deux outsiders
Il va donc l’écarter, par tous les moyens, insultes, chantages menaces physiques. Mais plus il s’en éloigne, plus elle s’accroche, le poursuivant, le harcelant, jusque sur son lit de mort. Convaincue de son bon droit, persuadée qu’elle peut s’en faire aimer malgré tout, quitte à sombrer dans la misère et la démence. C’est cette lente décomposition que détaille Serebrennikov au fil d’un récit tissé d’ombres, de nuances grises et glaciales, de cruautés psychiques.
Dans cette Russie impériale et rétrograde où règne une indigence terrible, où les interdits et la l’obscurantisme religieux régissent les échanges, où même les relations amoureuses sont codifiées, Antonina et Piotr se présentent comme deux outsiders, qui vont s’entre-dévorer quand ils pourraient s’épauler, se soutenir. Les cadrages serrés, la crudité des images, la nudité des corps, tout concourt à distiller cette folie à l’œuvre, l’effondrement psychologique des deux personnages.
Une vie fantasmée
Si Pyotr Ilyich Tchaïkovski gagnera la célébrité, Antonina, traitée en paria, finira seule, folle, démunie. Son seul recours pour ne pas totalement sombrer : se projeter dans une vie fantasmée où son Piotr, enfin, l’aime, la chérit. Des hallucinations entrecoupent le récit, nous plongeant un instant dans la psyché torturée de l’héroïne, le fantasme qui la submerge et l’émancipe. Antonina est une victime, mais en s’accrochant à cet amour impossible, elle s’érige en femme libre de ses choix, même si ces choix sont déraisonnables et fatals.
Soulignons à ce titre l’interprétation saisissante des deux héros : face à un Odin Lund Biron balançant entre emportement, froideur et exacerbation, Alyona Mikhailova est à la fois discrète et fiévreuse, dure, intraitable, mystique… Un jeu impressionnant pour camper une femme à deux visages, pétrie de contradictions, pourtant une dans son désir de vaincre ce qui ne peut être vaincu, le penchant naturel de l’homme qu’elle aime. Et tant pis si elle y laisse tout.
Une approche intimiste
Plus qu’un biopic fidèle, ce film a tout de l’envolée romanesque. Cet amour faussé reflète un monde en perdition, chaque épisode alimente le malaise, multipliant les éléments de déstabilisation pour égarer un spectateur confronté à la dureté de ces temps, la brutalité des rapports sociaux, la déliquescence d’une société au bord de l’implosion.
Notons à ce titre le travail des décors, des costumes, le jeu des couleurs froides où soudain le rouge écarlate d’une robe éclate comme une flamme de colère, un acte de rébellion. L’approche de Kirill Serebrennikov est intimiste, théâtrale, dans sa manière de saisir les regards, les gestes, les attitudes, le vide des espaces de vie au fur et à mesure que la misère s’installe.
Ce récit est d’une grande dureté, impitoyable. La crise du couple fait écho à la chute imminente de toute une civilisation, une entrée pour le moins chaotique dans une modernité tissée d’instabilité, de désillusion. La Femme de Tchaïkovski n’est pas qu’un portrait de femme, c’est aussi un questionnement sur le rapport des êtres, leur impossible dialogue.
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