
Quelle truffe.
Décidément, je finis 2025 sur les rotules. Je viens de relire mon article sur Frankenstein dans la pop culture et je réalise, atterrée, que j’ai zappé un monument absolu en la matière. Un film qui, à lui seul, a dynamité le mythe de Frankenstein, l’a maquillé à outrance, l’a sexualisé sans vergogne, l’a queerisé à fond les ballons, l’a transformé en rituel collectif et en messe païenne sous acide. The Rocky Horror Picture Show.
« Time Warp », « Sweet Transvestite », Tim Curry en corset et plateformes vertigineuse, Susan Sarandon toute jeune et mimi jolie, la crinière incendiaire de Patricia Quinn, les claquettes frénétiques de Nell Campbell, l’allure nonchalante et bossuée de Richard O’Brien, le saxo furibard de Meat Loaf… Et tout le décorum qui va avec, les grains de riz qui volent dans la salle de projo, les spectateurs habillés comme les personnages… Le film CULTE par excellence. Cinquante ans au compteur, et toujours aussi subversif, transgressif, cynique et délicieusement dansant.
Toujours aussi bon. Toujours aussi dingue.
Une comédie musicale en marge – et fière de l’être
Petite remise à niveau nécessaire. The Rocky Horror Picture Show n’est pas tombé du ciel en porte-jarretelles. Avant de devenir ce grand cirque cinématographique projeté à minuit, The Rocky Horror Picture Show fut une comédie musicale montée à la débrouille (non, sans blague ?!) jouée pour la première fois en 1973 à Londres. On doit la chose à l’imagination pour le moins débridée (et au talent incontestable) d’un certain Richard O’Brien, acteur et auteur alors aussi inconnu que fauché. La scène de crime ? Le Royal Court Theatre Upstairs, une petite salle alternative, loin, très loin, des dorures respectables du West End. Autrement dit : le bon endroit pour faire n’importe quoi, donc pour faire quelque chose d’important. Le contexte aide fortement.
Pour mémoire, nous sommes au début des années 1970. Le rock est en train d’exploser les carcans, le glam s’installe, Bowie brouille les genres, Lou Reed chante la marge, le cinéma d’horreur se politise, la sexualité sort péniblement de ses placards. Rocky Horror naît dans ce joyeux chaos. Il digère la science-fiction de série B, le cabaret, le burlesque, le music-hall, le théâtre expérimental, et recrache un objet non identifié, fièrement excessif, joyeusement indiscipliné. Le succès est immédiat… mais confidentiel, presque clandestin. Le public est bigarré, curieux, queer, arty, déjà prêt à rire du mauvais goût et à en faire une arme. Deux ans plus tard, Jim Sharman adapte la pièce au cinéma. Sortie américaine en 1975. Accueil tiède. Distribution bancale. Incompréhension générale. Retrait rapide des salles. Rideau ? Même pas en rêve. Plutôt le début d’un mythe.
Frankenstein version cabaret intergalactique
Le mythe de Frankenstein est partout dans Rocky Horror. Mais il y est retourné, comme un gant, gainé de bas résilles et de porte-jaretelles, saupoudré de strass.
- Frank-N-Furter n’a plus rien du savant maudit rongé par la culpabilité. C’est un showman, un démiurge en talons, un aristocrate décadent, hédoniste, venu de la planète Transsexual (oui, le terme est daté, oui, il faut le lire avec les lunettes de l’époque).
- Rocky, la créature, n’est pas rejetée par son créateur. Elle est désirée, exhibée, sexualisée.
Elle est belle, musclée, presque vide — un corps fantasmé plus qu’un être pensant. Une inversion radicale du monstre de Mary Shelley, devenu ici objet de désir et de projection. - Le laboratoire n’est plus un lieu de faute morale : c’est une scène. Un espace de spectacle, de métamorphose, de jeu avec les identités.
Rocky Horror ne trahit pas Frankenstein : il en propose une relecture camp et sexuelle, parfaitement consciente de ses origines gothiques.
Frank-N-Furter : icône queer avant l’heure
Difficile d’imaginer aujourd’hui le choc que représente Frank-N-Furter en 1975. Tim Curry y est incandescent, sexy, troublant, indécent juste ce qu’il faut. Le personnage est tout à la fois androgyne, travesti, dominateur, vulnérable, grotesque et sublime. Frank-N-Furter ne coche aucune case ; il les désintègre. A la sulfateuse.
Il ne représente pas une identité : il les traverse, les mélange, les malmène. Il trouble, séduit, provoque. Il ne cherche ni l’excuse ni l’acceptation. Il impose sa présence, point final. Dans un cinéma encore verrouillé par la norme hétérosexuelle, Rocky Horror propose un désir fluide, joyeusement amoral, sans le moindre souci pédagogique. Pas de discours, pas de leçon. Juste un geste artistique radical. Et c’est précisément pour cela que ça fonctionne encore.
Brad et Janet : l’Amérique proprette face au grand foutoir
Face à Frank-N-Furter, Brad et Janet ont l’air niais de figurants échappés d’une publicité pour dentifrice. Jeunes, propres, fiancés, bien élevés, ils incarnent l’Amérique WASP des années 1950, projetée de force dans un univers qui pulvérise ses certitudes.
Leur passage dans l’univers de Frank-N-Furter a tout de la déflagration : celle du couple normé, de la morale rigide, du désir sous cloche. Si Rocky Horror ne juge pas, il dévoile, révèle, met en évidence. Il rappelle en fanfare que la normalité est une construction fragile, prête à s’effondrer au premier lancer de paillettes.
Pourquoi le film est devenu culte ?
Le vrai miracle de The Rocky Horror Picture Show ne tient pas seulement à son contenu, mais à son mode de réception. À partir de la fin des années 1970, le film est projeté lors de séances de minuit. Le public revient. Puis revient encore. Il commence à répondre aux dialogues, à lancer des objets, à se déguiser, à rejouer les scènes.
C’est un rituel collectif. Contrairement à d’autres œuvres cultes figées dans la nostalgie, Rocky Horror est appropriable. Chaque génération se l’accapare à sa manière. Il n’appartient plus à ses créateurs, mais à ceux qui le vivent. C’est rare. Et précieux.
Pourquoi c’est rock (et pas juste kitsch)
On a trop souvent réduit Rocky Horror à son kitsch. Erreur. Le film est profondément rock dans son ADN, héritier du glam rock, nourri de provocation, méprisant le bon goût, célébrant l’excès et l’artifice.
Il crache sur la respectabilité, se fiche des normes, préfère l’énergie à la perfection. Le rock, le vrai, n’a jamais été une question de pureté : c’est une affaire de rupture en continu. En 2025, The Rocky Horror Picture Show fête ses 50 ans. Et il demeure, quel paradoxe, plus dérangeant que bien des œuvres contemporaines pourtant estampillées “queer-friendly”.
Pourquoi ? Parce qu’il ne cherche pas à rassurer ou édulcorer. Parce qu’il ne moralise pas.
Parce qu’il accepte, intègre, revendique le trouble, l’ambiguïté, le malaise. Rien à f….e d’être compris. Rocky Horror veut être vécu. Et c’est peut-être pour cela qu’il traverse le temps sans perdre sa charge subversive.
Frankenstein, enfin libéré
En revisitant Frankenstein sous l’angle du cabaret, du désir et du travestissement, The Rocky Horror Picture Show a réalisé l’exploit de libérer le mythe en l’exfiltrant du pathos, de la morale. Il l’a rendu joyeusement monstrueux.
Histoire de nous rappeler que les monstres les plus intéressants ne sont pas ceux qu’on enferme.
Ce sont ceux qui montent sur scène, maquillés, en talons, et qui chantent à pleins poumons que la normalité est une imposture. Et ça, cinquante ans plus tard, ça reste furieusement rock et ô combien contemporain.
Et plus si affinités ?
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