
Quand j’étais au lycée, j’ai découvert Dune de Frank Herbert. Un monument de la science-fiction … et une lecture ardue pour l’ado que j’étais. J’en garde le souvenir d’un univers fascinant, mais dense, laborieux à cerner. Relire ce pavé aujourd’hui ? Impossible, je n’en aurais ni le temps ni l’énergie. Pourtant, je peux à nouveau parcourir Arrakis — non plus en tournant les pages, mais en écoutant le roman. C’est là toute la force des audiobooks : rendre accessibles, vivants et actuels des textes que l’on croyait réservés à une poignée de lecteurs passionnés.
Lire avec les oreilles : une vieille histoire revisitée
L’audiobook, une invention contemporaine ? Oui… mais non. Le concept s’enracine dans une tradition ancienne : celle de l’oralité. Avant l’imprimerie, la littérature se transmettait par la parole — les conteurs, les bardes, les griots, les troubadours. Lire à voix haute a longtemps été la norme.
Au XXe siècle, les premiers « livres parlés » apparaissent pour les personnes aveugles, enregistrés sur vinyles ou cassettes. Dans les années 1980-90, l’audiobook se démocratise avec le CD, mais reste un produit de niche. Il faudra l’essor du smartphone et du streaming, à partir de 2010, pour qu’il devienne un véritable marché mondial.
Aujourd’hui, écouter un livre n’est plus une solution de substitution réservée aux malvoyants : c’est une pratique culturelle à part entière, choisie par des millions de lecteurs… ou plutôt d’auditeurs.
Une réponse aux obstacles de la lecture
En France, la lecture est en crise. Selon le Baromètre Ipsos / CNL 2025, seuls 56 % des Français se déclarent lecteurs réguliers, contre 61 % en 2023. La moyenne annuelle de livres lus est tombée à 18 en 2025, contre 22 deux ans plus tôt. 1 jeune sur 5 ne lit jamais par plaisir.
Les freins sont multiples :
- Le temps – dans une société saturée d’écrans et de notifications, beaucoup estiment ne plus avoir l’espace mental nécessaire pour se plonger dans un livre.
- Les difficultés scolaires – près d’un élève sur cinq est en difficulté face à l’écrit dès l’entrée en 6ᵉ (Insee).
- Les troubles spécifiques – la dyslexie touche entre 5 % et 17 % de la population, selon les études (planetesante.ch).
- L’illettrisme – environ 10 % des adultes en France ont des difficultés durables de lecture et d’écriture (Insee).
Face à ces barrières, l’audiobook agit comme un passeur. Il ne remplace pas le livre papier, mais il offre une voie parallèle : on n’a pas besoin de maîtriser parfaitement l’écrit pour accéder à l’histoire, au style, à l’univers d’un auteur.
L’expérience de l’écoute : entre performance et intimité
Écouter un audiobook, ce n’est pas seulement transformer le texte écrit en son. C’est une expérience sensorielle et émotionnelle.
La voix du narrateur devient acteur, guide, parfois metteur en scène. Son intonation, son rythme, ses silences influencent notre perception du texte. Certaines productions vont plus loin, en intégrant bruitages et musiques, transformant l’audiobook en création hybride entre roman, théâtre et cinéma pour l’oreille.
Cette oralité réactive une mémoire archaïque : celle du conte, du récit transmis de bouche à oreille. Elle permet aussi une intimité particulière : un livre qu’on écoute seul, au casque, devient une voix qui nous parle directement, presque chuchotée. Là où la lecture est une activité solitaire et silencieuse, l’audiobook introduit une présence humaine.
Un outil d’inclusion et de liberté
La force démocratisante des audiobooks se révèle dans leur capacité à inclure ceux que la lecture excluait.
- Pour les personnes malvoyantes, ils sont essentiels : écouter permet un accès direct aux textes contemporains, souvent en simultané avec leur sortie papier.
- Pour les publics dyslexiques, ils offrent une alternative précieuse, évitant la fatigue cognitive liée au déchiffrage.
- Pour les actifs pressés, ils permettent de « lire » dans les interstices du quotidien : transports, sport, cuisine, ménage.
- Pour les jeunes éloignés de l’écrit, ils représentent une porte d’entrée vers la littérature, parfois plus ludique et immersive qu’un livre papier.
Ainsi, loin de s’opposer au livre imprimé, l’audiobook agit comme un vecteur de transmission élargi. Il donne la possibilité d’entrer en littérature autrement.
Un marché en plein essor mondial
Le phénomène n’est pas marginal : c’est une industrie en pleine explosion.
- Le marché mondial pesait 6,8 milliards USD en 2023 et pourrait atteindre 14 milliards en 2030, avec une croissance annuelle de plus de 10 % (actuallitte.com).
- Au Royaume-Uni, les téléchargements d’audiobooks ont bondi de 17 % entre 2022 et 2023, pour une hausse de revenus de 24 % (The Guardian).
- En Allemagne, 46 % des lecteurs déclarent avoir écouté au moins un audiobook ou un podcast littéraire en 2024 (publishersweekly.com).
En France, le format reste minoritaire mais progresse rapidement grâce à Audible, Spotify, Deezer, Storytel et aux initiatives des éditeurs. De plus en plus d’auteurs enregistrent eux-mêmes leurs œuvres, renforçant le lien entre texte et voix.
Les critiques : lecture trahie ou lecture augmentée ?
Tout n’est pas rose. Les audiobooks suscitent aussi des débats. Certains puristes estiment que l’écoute est une forme de lecture « passive », moins formatrice que la lecture silencieuse. Ils craignent une perte de concentration, une superficialité.
Mais les études en sciences cognitives nuancent ce discours : la compréhension et la mémorisation d’un texte sont proches, qu’on le lise ou qu’on l’écoute. L’expérience diffère, mais la richesse cognitive reste comparable (researchgate).
D’autres critiques portent sur l’industrie : domination des grandes plateformes (Audible/ Amazon en tête), rémunération insuffisante des auteurs et menace que représentent les narrateurs synthétiques générés par l’intelligence artificielle. Là encore, la démocratisation se heurte aux logiques économiques.
Lire demain : avec les yeux, avec les oreilles
De Dune à Zola, de Harry Potter à Marguerite Duras, les audiobooks ouvrent un accès inédit à la littérature. Ils réconcilient publics empêchés et lecteurs pressés, redonnent vie aux classiques, amplifient les voix contemporaines.
Plutôt qu’un concurrent du livre papier, ils apparaissent comme un allié, prolongeant l’expérience de lecture dans nos vies saturées. Lire avec les oreilles, c’est renouer avec une oralité millénaire, et surtout, remettre la littérature à la portée de tous.
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