
Flashback : la série Une amie dévouée m’a laissée en bouche une saveur de malaise. Comment une telle imposture a-elle pu s’installer ? Comment cette fille a pu convaincre autant de personnes marquées par un traumatisme collectif, sans jamais jouer d’empathie ? Certes la fiction donne une lecture efficace de ce fait divers, mais j’ai voulu aller plus loin, comprendre la mécanique intime et sociale derrière ce mensonge hors norme.
Je me suis donc plongée dans La Mythomane du Bataclan d’Alexandre Kauffmann, qui a servi de socle à la série. Une enquête minutieuse, qui met à plat un mensonge d’ampleur et interroge notre rapport à la vérité, à la mémoire des attentats, et aux figures qui en tirèrent parti
Une figure très appréciée
Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Petit rappel pour situer la chose. Au lendemain des attentats du 13 novembre 2015 à Paris, Florence M. intègre les groupes de victimes sur Facebook. « Flo Kitty » affirme avoir un “meilleur ami” — Greg — gravement blessé au Bataclan. Proche de victime, elle fait partie des dommages collatéraux. Empathique, à l’écoute, elle rassure, encourage, gagne la confiance de ses interlocuteurs, participe à leurs actions, puis s’investit dans l’association Life for Paris.
Modération, accueil, conseil, administration, événementiel… elle est partout, s’imposant comme une figure centrale très appréciée. Mais des incohérences commencent à apparaître dans son récit : ainsi personne n’a jamais rencontré Greg, “hospitalisé” puis parti à l’étranger se refaire une santé. Des failles de ce type, les bénévoles de l’asso vont en découvrir plusieurs. Le doute s’installe vraiment lorsqu’on remarque que Flo reçoit des indemnisations du Fonds de garantie des victimes. Une escroc doublée d’une redoutable manipulatrice et qui n’en est pas à son coup d’essai.
Capter l’argent… et l’attention
Flo sera condamnée à quatre ans et demi de prison ferme en 2018. La démarche journalistique d’Alexandre Kauffmann dépasse le cadre de l’histoire choc pour accoucher d’un travail d’enquête minutieux et pertinent : le reporter questionne les témoignages, fouille le passé, ausculte non seulement les mensonges de Flo, leur mécanique, leur « logique » mais aussi leurs racines. Accès aux pièces de l’enquête policière, rencontre avec des victimes flouées, des proches, des membres de l’association Life for Paris, Kauffmann, par delà le “scandale”, met à jour un tissu psychologique, social, médiatique complexe.
Le terme « mythomane » n’est pas exagéré : le personnage principal, Florence M. (Christelle dans la série, remarquablement interprétée par Laure Calamy), apparaît au fil de ces pages rédigées avec énergie et un sens très net de la tension, comme une femme douée pour le mensonge. Depuis des années, elle forge des histoires pour détourner de l’argent … et capter l’intérêt d’autrui. Blessures personnelles, désirs de reconnaissance, de présence, il ne s’agit pas uniquement de s’enrichir mais aussi de se faire valoir.
Une redoutable manipulatrice
Ce qui frappe ? L’aisance avec laquelle elle invente une vie, la rapidité avec laquelle elle rebondit sur les événements pour produire un récit vraisemblable, sa grande faculté à repérer et exploiter les failles émotionnelles des individus qu’elle croise. Flo est un caméléon insaisissable, une redoutable manipulatrice. Et elle évolue dans un contexte dont elle sait immédiatement tirer parti. Onde de choc de l’attentat, traumatisme d’une population, ultra-médiatisation de l’événement, le climat est à l’émotion démultipliée. Ce que Flo va exploiter avec un talent certain.
Elle se présente à ses interlocuteurs (toujours des victimes complètement déboussolées et encore sous le coup de la terreur) comme une styliste passionnée de rock et de tatouages, une bénévole infatigable qui a subi des revers, est atteinte de maladie, mais se met au service de la communauté. Son sens de l’écoute et de l’observation la rendent très vite populaire puis indispensable. Derrière la superposition des lieux communs (douleur, solidarité, commémoration), apparaît un agenda personnel : reconnaissance, prestige, médias, financement, position sociale.
Exploiter la détresse
Kauffmann scrute le milieu associatif des victimes, il expose ses dynamiques internes, ses affrontements, ses fragilités. Composé en grande partie de personnes instables, durement touchées par les attentats et qui n’arrivent pas à s’en remettre, cet environnement attire les aigrefins. Un escroc peut s’y insérer lentement, presque imperceptiblement, jusqu’à en devenir incontournable. Flo n’est d’ailleurs pas la seule, et c’est ce que le livre met en avant.
Démêler le vrai du faux : difficile à faire à chaud, dans la tourmente de sentiments contradictoires, horreur, colère, chagrin, refus… Il faudra un certain temps avant que les compagnons de Flo comprennent ce qui se passe réellement. On imagine le choc : victimes de nouveau, trahis dans leur confiance, dans leur besoin de résilience. Le livre met en exergue cette granularité qui dérange : les doutes, les vacillations, les zones d’ombre psychologiques, toute cette détresse que Flo exploite.
Neutralité et précision
Pourtant jamais Kauffmann ne juge. Neutre, il adopte un ton rigoureux, presque clinique, à la fois distance, précision et immersion : son objectif est de mettre en évidence les rouages d’une emprise, sans fournir de diagnostic complexe ou disculper. Il présente les faits, les témoignages, les incohérences, et ménage une zone de réflexion au lecteur. Son livre rappelle que chaque “vérité” publique est le résultat d’une construction — de paroles, de preuves, de doute. Il permet de comprendre la machine médiatique à l’œuvre.
La Mythomane du Bataclan offre une approche très pointue, parfois désagréable, mais nécessaire. Plus qu’un récit de scandale, c’est un témoignage sur ce que la douleur collective permet, ce qu’elle suscite — parfois des excès, des impostures — et ce que la société doit apprendre : à douter, à vérifier, à ne pas donner immédiatement sa confiance, même à ceux qui paraissent les plus sincères.
Ce livre élargit le regard : ce n’est pas seulement “l’histoire de Flo”, c’est l’histoire de nos vulnérabilités, de nos désirs de reconnaissance, de notre rapport à la vérité. Pour qui a vu la série, la lecture du livre double l’expérience : elle la complique, lui donne de l’épaisseur, des angles morts, des zones d’ombre. Elle fait que la douleur, la mémoire, la culpabilité, la compassion ne sont pas des terrains lisses.
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