
« Mais pourquoi vous touchez à tout ? » La question revient sans cesse, de la part d’amis, de connaissances, parfois de lecteurs. Certains voudraient que nous nous cantonnions au cinéma, d’autres à la musique, d’autres encore à la littérature. Comme si la culture se découpait en parts de pizza bien nettes, avec un couteau marketing en guise de trancheuse. Désolé, mais non : la culture ne fonctionne pas ainsi. Et qu’on se le dise une fois pour toutes : la culture est transversale, ou n’est pas.
Tout est lié, bordel !
On ne regarde pas une série comme The Wire sans penser aux polars américains de Chandler ou Ellroy. On ne comprend pas Akira si l’on n’a jamais entendu parler de la bombe atomique, ni de Kurosawa. On n’écoute pas Joy Division sans croiser la philosophie de Bataille, l’architecture brutaliste et l’aliénation industrielle de Manchester.
C’est ça la culture : des échos, des résonances, des dialogues. De la transversalité.
Transversalité culturelle : pas un mot savant pour briller en société, mais une manière de considérer les œuvres et les idées en réseau, pas en silo. Concrètement, ça veut dire qu’un tableau n’est jamais seulement un tableau, mais qu’il dialogue avec la musique de son époque, avec les débats philosophiques, avec les bouleversements politiques. C’est comprendre que la BD Maus de Spiegelman n’existe pas sans l’histoire de la Shoah, que Black Mirror n’est pas seulement une série mais une réflexion sur la technologie, héritière directe d’Orwell et d’Huxley.
La transversalité, c’est cette capacité à relier des formes différentes, des disciplines éloignées, des époques distinctes pour en faire jaillir du sens. C’est l’art du contrechamp, du détour, du télescopage : là où d’autres se contentent de consommer une œuvre, le regard transversal l’inscrit dans une constellation plus large.
L’hyperspécialisation, poison pour l’esprit
Or c’est essentiel, pour ne pas dire vital. Rester bloqué dans une case, c’est se condamner à la myopie intellectuelle.
- Le spectateur Netflix qui enchaîne des séries sans jamais ouvrir un livre finit par bouffer du scénario prémâché : il s’habitue à des structures narratives répétitives, il perd le goût de l’effort, il avale des intrigues calibrées comme des plats surgelés. À force, sa capacité à comparer, à nuancer, à se décentrer se réduit comme peau de chagrin.
- Le lecteur qui se gargarise de “grande littérature” sans jamais aller voir un concert ou une expo, c’est du snobisme sec : il finit enfermé dans une bulle élitiste, incapable de comprendre que la création vit aussi dans la rue, dans la pop culture, dans l’expérimental. Il lit mais il ne vibre pas, il devient un esthète stérile.
- L’amateur d’art contemporain qui ne se coltine jamais un roman graphique ou un film d’horreur rate la moitié du paysage : il oublie que l’imaginaire se nourrit aussi des marges, des formes populaires, des monstres. À force de mépriser certains médiums, il réduit son champ de vision et se prive des clés pour comprendre les obsessions collectives.
Bref : l’hyperspécialisation, c’est une atrophie cognitive. Elle coupe les synapses entre disciplines, elle éteint la curiosité, elle sclérose le jugement. Au lieu d’entraîner l’esprit critique, elle le met sous perfusion. Et qu’est-ce qu’on obtient ? Des consommateurs dociles, faciles à manipuler, incapables de voir les fils qui relient les images aux idées, les œuvres aux idéologies. C’est exactement ce que cherchent les industries culturelles de masse : un public captif, qui ne sort jamais de l’enclos.
Atrophie cognitive : à qui le crime profite-t-il ?
Bonne question. Parce qu’on ne réduit pas les esprits par hasard : cette myopie culturelle, elle profite à certains.
D’abord aux industries culturelles de masse. Plus ton horizon est limité, plus tu consommes en boucle la même soupe réchauffée. Séries formatées, blockbusters interchangeables, hits calibrés par algorithmes : en te maintenant dans un couloir étroit, on t’évite la tentation d’aller voir ailleurs. Résultat : tu restes captif, accroché à une plateforme, gavé comme une oie.
Ensuite, aux pouvoirs politiques et économiques. Un citoyen qui ne lit pas, qui ne croise pas les points de vue, qui ne confronte pas un film à un essai ou une pièce de théâtre à un fait d’actu, c’est un citoyen plus facile à manipuler. L’histoire le montre : les régimes autoritaires adorent les publics simplifiés, privés de recul, abreuvés d’un seul discours. La transversalité, elle, fait surgir les contradictions, les comparaisons, les analogies – bref, tout ce qui gêne la propagande.
Enfin, ça profite à notre paresse collective. On nous a dressés à aimer la facilité, le prêt-à-penser, l’immédiateté. Les plateformes encouragent le binge-watching, les réseaux sociaux favorisent le scroll sans fin, l’école parfois elle-même cloisonne au lieu de relier. Résultat : moins on croise, moins on confronte, plus on se repose. Et ce confort est une prison dorée.
En clair : l’atrophie cognitive, ce n’est pas un bug, c’est un système. Un système qui produit des spectateurs dociles, des électeurs dociles, des consommateurs dociles. Et si nous refusons l’hyperspécialisation, c’est précisément pour saboter cette machine.
Le passé n’est pas mort, il nous regarde
Chez The ARTchemists, nous sabotons la machine de l’atrophie cognitive au quotidien :
- En chroniquant La Mythomane du Bataclan, nous parlons autant de littérature que de mémoire collective, de trauma et de manipulation médiatique.
- Quand on évoque The Mist de Frank Darabont, on ne fait pas juste du ciné : on convoque Stephen King, Lovecraft, la sociologie des foules et l’effondrement du lien social.
- Notre plongée dans l’univers de Minuit Machine ? C’est de la musique certes, mais aussi de l’histoire des contre-cultures, du goth, de la techno industrielle, du désespoir urbain des années 80 à nos jours.
- Même un sujet a priori léger comme les festivals d’été devient un carrefour quand on le place dans la perspective du réchauffement climatique : écologie, politique, économie, sociologie, musique, tout va dans le même sens.
Bref, impossible d’analyser une œuvre ou un phénomène sans ouvrir grand les portes du contexte, du passé, de la société.
Refuser l’amnésie
La transversalité, c’est aussi refuser l’amnésie. Nous allons fouiller dans les archives de l’INA, exhumer des vieux films, relire des bouquins oubliés. Pourquoi ? Parce que ce passé éclaire le présent et prépare l’avenir.
- Les opéras perdus de Rameau qu’on reconstitue au XXIe siècle disent quelque chose de notre rapport à la mémoire et à la recréation.
- Les body horror japonais de Junji Ito dialoguent avec les films de Cronenberg et avec nos angoisses post-Covid.
- Un reportage des années 70 sur les luttes ouvrières résonne avec les Gilets jaunes et les débats actuels sur le travail.
Ne regarder que les sorties du mois, c’est se condamner au zapping. Nous, on préfère les grands fils rouges de la culture, les sédiments, les strates.
Notre credo : relier, pas enfermer. Oui, notre webmag parle de cinéma, de danse, de BD, de philosophie, de patrimoine. Oui, on peut enchaîner une chronique sur un shark movie et une autre sur Takato Yamamoto, puis une playlist électro goth et une réflexion sur la psychologie du travail. Et alors ? C’est précisément ça, la richesse culturelle : la mise en tension des disciplines, l’ouverture, le frottement.
Conclusion ? Ouvrir sa gueule et ses horizons
Se spécialiser, c’est facile. Ça rassure. Mais ça limite.
Nous, on préfère la complexité, l’inconfort, les chemins de traverse. Parce que c’est là que ça pense, que ça vit, que ça brûle.
Nous ne sommes pas des influenceurs lifestyle. Nous sommes des passeurs, des agitateurs, des décloisonneurs. Et si ça dérange les esprits qui aiment les cases toutes faites, tant mieux.
Alors, la prochaine fois qu’on nous demandera pourquoi on touche à tout, on répondra simplement :
Parce que tout est lié. Parce que c’est ça, la culture.
Et plus si affinités ?
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