Les Mains du miracle : le masseur et le massacreur

L’histoire est peu connue et c’est bien dommage, car elle en dit long sur les contradictions de l’âme humaine. Pendant des années Félix Kersten fut le kinésithérapeute attitré de Himmler. Ce dernier souffrait de maux de ventre épouvantables, que seul ce masseur pouvait calmer. Conscient de ce pouvoir exceptionnel, Kersten en profita pour manipuler le tout puissant chef de la SS, au propre et au figuré, l’amenant à gracier des milliers de personnes promises aux tortures et aux camps de la mort. Impressionné par ce parcours hors normes, Joseph Kessel en raconta le déroulé dans Les Mains du miracle.

Son récit est à la fois haletant et pétri d’humanité, à l’image de cette personnalité exceptionnelle. Kersten aurait pu partir, s’enfuir, il reste, usant de son influence, malgré le danger, réel. Car s’il est le protégé d’Himmler, il n’en subit pas moins les attaques répétées des cadres de la SS qui font tout pour s’en débarrasser. A raison, puisque le monsieur devient un ponte de la transmission d’informations vitales, glanées dans le sillage de son patient. Il va même jusqu’à utiliser la ligne téléphonique mise en place par Himmler afin de l’appeler en cas d’urgence, pour diffuser à la Résistance les données qu’il recueille.

De phrase en phrase, Kessel par un effet de miroir pénètre dans le mental d’Himmler, confrontant la violence de l’individu, son fanatisme, sa complète dépendance à Hitler avec sa fr agilité, ses changements d’humeur, ses frustrations. Face au modèle d’équilibre qu’est Kersten, le tout puissant chef de la SS semble un enfant, naïf, confiant, complètement coupé des réalités. Ce portrait fait peur car il nuance la monstruosité de l’individu, rappelant qu’il est un homme et que par conséquent sa volonté de destruction est le fait d’un être conscient, doté d’émotions.

On retrouve, formulé autrement, la théorie de la banalité du Mal énoncée par une Hannah Arendt qui sera socialement lynchée pour avoir compris cette logique, et avoir osé la formuler. Avec cette plume incomparable de journaliste plongé dans la respiration de l’événement, Kessel donne à sentir, à palper presque cette force obscure qui envahit l’âme, fait basculer dans l’horreur, le meurtre. Les mécanismes qui engendrent pareille déviance sont ici mis à jour, dans leur enclenchement, sans passer par des termes complexes, des analyses psychologiques tortueuses.

Ce récit n’en est que plus effrayant et en même temps porteur d’espoir. L’idée est que pour un Himmler il y aura toujours un Kersten, suffisamment courageux et malin pour faire contre-poids et influer à hauteur de ses moyens le cours des choses. L’ouvrage est à lire, en parallèle de l’excellent et troublant La Mort est mon métier de Robert Merle, comme deux versants d’une même décomposition mentale.

Et plus si affinités

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Dauphine De Cambre

Posted by Dauphine De Cambre

Grande amatrice de haute couture, de design, de décoration, Dauphine de Cambre est notre fashionista attitrée, notre experte en lifestyle, beaux objets, gastronomie. Elle aime chasser les tendances, détecter les jeunes créateurs. Elle ne jure que par JPG, Dior et Léonard.