Le Bassin des Lumières, entre pixels et Pharaons

The ARTchemists Bassin Des Lumieres

Le Bassin des Lumières, site le plus visité d’une ville de Bordeaux désormais dopée à l’effervescence culturelle, propose une nouvelle plongée dans l’Histoire, ou plutôt dans son idée visuelle. Cette fois, cap sur l’Égypte des pharaons. Pas besoin de billet d’avion ni de sable dans les chaussures : ici, on remonte le temps en immersion numérique, entre chefs-d’œuvre mythiques et trésors ressuscités. Disponible jusqu’au 4 janvier 2026.

Bordeaux : de l’endormissement profond au réveil scénarisé

Pendant des décennies, Bordeaux a porté le doux sobriquet de Belle Endormie, comme on supporte une blague un peu lourde lors d’un dîner de famille. Une ville engourdie, planquée derrière ses façades noirâtres, ses quais transformés en no man’s land logistique, et son trafic automobile qui tenait plus de l’épreuve respiratoire que de la circulation.

Mais miracle : en 1995, Alain Juppé endosse le costume de chirurgien en chef et entame une opération à cœur ouvert sur la ville. Finie la torpeur provinciale, place au projet de réveil express — à grands coups de réhabilitation, de stratégie urbaine et de photogénie retrouvée.Tel un chef d’orchestre réglant chaque levée de rideau, Juppé déroule sa partition : transformation progressive, acte après acte, dans une mise en scène léchée. Bordeaux s’ébroue enfin, mais sous les spots.

Une mise en scène bien huilée

Premier décor : le Miroir d’eau, inauguré en 2006, sorte de tapis de lumière liquide posé au pied de la Place de la Bourse, elle-même restaurée avec le soin d’un ébéniste fanatique de Louis XV. Résultat : une symétrie parfaite, une lumière flatteuse, des passants transformés en silhouettes esthétiques — bref, la ville devient son propre décor.

Les quais, jadis peuplés de camions et de hangars oubliés, s’offrent une seconde vie façon rive gauche à la bordelaise. Aujourd’hui, tout y est : terrasses chic, parterres maîtrisés, cyclistes épanouis, joggeurs souriants. L’ère du piéton roi a commencé. Même le tramway, ce serpent urbain sans caténaire, se faufile dans le paysage comme s’il n’avait jamais connu la SNCF.

Et la rue Sainte-Catherine ? Ce qui ressemblait à un tube artériel bouché redevient lieu de déambulation – et accessoirement, de shopping. Bordeaux respire à nouveau. Du moins en surface.

Une ville qui s’écoute (et s’admire)

Mais la mue ne s’arrête pas aux trottoirs. Juppé insuffle une « âme », ou du moins un supplément d’âme suffisamment audible pour que l’UNESCO le remarque. Le Grand Théâtre brille comme au premier lever de rideau.

La Cité du Vin pousse hors mandat, comme un champignon culturel prêt à faire fructifier l’œnotourisme. En 2007, Bordeaux décroche le Graal patrimonial : son classement au patrimoine mondial de l’Humanité. C’est officiel : la Belle Endormie est devenue une influenceuse patrimoniale.

Un temple numérique au cœur du bunker

Mais le vrai coup de génie — ou de projecteur — vient en 2020 : la transformation d’un ancien bunker allemand en cathédrale numérique. Les Bassins des Lumières naissent dans la plus grande discrétion bétonnée, et très vite, deviennent la nouvelle Mecque culturelle d’un public en quête d’expériences instagrammables.

Sur 13 000 m², les chefs-d’œuvre de Klimt, Van Gogh, Kandinsky, Monet et autres stars de musée défilent à grand renfort de sons envoûtants et de pixels tremblants. Reflets liquides, murs qui vibrent, œuvres démultipliées comme dans un rêve opiacé : ici, pas de cartel poussiéreux ni de silence sacré. On regarde, on écoute, on se laisse avaler.

Plus de 500 000 visiteurs par an, venus en quête de beauté immédiate : touristes, écoliers, Bordelais branchés. La culture devient spectacle total. Et les expositions s’enchaînent à un rythme quasi stakhanoviste : Klein, Sorolla, Dalí, Mondrian… Un casting à faire rougir le Louvre. Sans la queue.

Égypte pharaonique : voyage dans le passé… en ultra-HD

Dernière fresque en date : un plongeon dans l’Égypte antique, version ultra-narrative. On part de la création du monde selon Atoum, on file jusqu’à Ramsès II, avec l’illusion de traverser trois millénaires de civilisation – sans quitter ses baskets.

Sable qui vole, Nil qui ondule, champs labourés par des paysans numériques. Les pyramides surgissent, le Sphinx médite, tout y est. Le spectateur avance, absorbé par une cosmogonie brillamment rétroprojetée. Les figures légendaires — Néfertiti, Akhenaton, Ramsès — s’incarnent en stèles de lumière mouvantes. La caution savante est assurée par un égyptologue, Jean-Guillaume Olette-Pelletier, et une incursion technologique made in Assassin’s Creed Origins. L’Histoire revisitée façon sandbox éducatif.

Louxor, Abou Simbel, Dendérah : autant d’étapes numériques dans cette odyssée sensorielle. On n’apprend pas, on absorbe. Moins cours magistral que transe visuelle. Et la bande-son ? Une partition immersive concoctée par Start-Rec : Verdi, Massive Attack, Peter Gabriel et même Led Zeppelin. Un florilège savamment désordonné qui va de l’opéra au trip-hop, en passant par les guitares saturées. Quand les pyramides se construisent à l’écran, une composition originale accompagne le labeur avec la lourdeur d’un bloc de granit qu’on hisse à bout de bras. Drôle d’effet secondaire : on ressent presque l’épuisement d’un esclave du Nouvel Empire. C’est dire.

Orientalistes : quand l’Occident rêve tout haut

Après les dieux, place aux fantasmes. La seconde partie de l’exposition – qui m’est apparue bien plus enthousiasmante – s’attaque à l’orientalisme, ce champ miné de projections en Technicolor. Mais inutile de s’attendre à une déconstruction académique : ici, c’est l’Orient vu par les peintres du XIXe, entre extase visuelle et exotisme bon teint. Eugène Delacroix ouvre le bal, le pinceau chargé d’émotion et de clichés.

Les villes orientales prennent forme sur les murs de béton : ruelles labyrinthiques, bazars débordants, toits de mosaïque. Gérôme y fait défiler ses soldats moustachus et ses scènes de marché figées. Tout cela sent bon le fantasme colonial bien cadré. Puis vient la séquence festive : danseurs en boucle, musiciens orientaux de synthèse, électro hypnotique. Un Orient de music-hall, esthétique, vibrant — et entièrement filtré par le regard occidental. La fascination est palpable, la distance critique… optionnelle.

On glisse ensuite dans l’Orient du décor : palais, faïences, fontaines. Gérôme, Chassériau, Ingres peignent un monde lisse, doré, immobile. L’Orient devient surface, tissu, motif. Presque un motif de salle de bain — en plus noble, bien sûr.

Traversée du désert, fauves en embuscade et femmes orientales

Un changement de ton s’opère avec la grande séquence du désert : caravane contemplative, lumière rasante, vent de sable. Un Orient mystique, silencieux, propice à la méditation… ou à l’évasion mentale, selon l’humeur.

Puis viennent les fauves. Lions, panthères, bêtes magnifiées, quasi divinisées. Delacroix les dessine majestueux, Vernet les traque avec panache. On sent poindre l’esthétique de la domination, le face-à-face symbolique entre l’Occident triomphant et l’animalité sauvage de l’Ailleurs.

Et comme il se doit, le dernier tableau est réservé aux femmes. Alanguies, offertes, idéalisées, elles peuplent harems et salons. Odalisques éternellement disponibles, beauté muséifiée. En fond sonore, Neneh Cherry tente une relecture féminine, comme un clin d’œil critique glissé in extremis. Mais l’ambiguïté persiste. La beauté, ici, reste enfermée dans son cadre.

Éblouissement sous haute surveillance

Dans ce théâtre d’eau et de lumière, tout est splendide — mais rien n’est anodin. Les Bassins des Lumières déroulent un récit à double tranchant : émerveillement, oui, mais à condition de garder l’œil un peu méfiant. Car derrière la fascination se cache parfois une question non résolue, une histoire racontée dans une langue flatteuse, mais partiale.

L’Égypte des Pharaons impose sa mythologie avec majesté. Les Orientalistes, eux, jouent les trouble-fêtes esthétiques : entre admiration et malaise.

Les Bassins n’enseignent pas. Ils submergent. À chacun de savoir s’il veut flotter… ou plonger.

Pour en savoir plus, consultez le site des Bassins des Lumières.

Et plus si affinités ?

Vous avez des envies de culture ? Cet article vous a plu ?

Cédric Chaory

Posted by Cédric Chaory

Attaché de presse de son état, Cédric Chaory est un fin connaisseur de l'industrie du spectacle, par ailleurs danseur et passionné de théâtre. Quand il ne nous parle pas de chorégraphie, il chronique des expositions ou des livres qu'il a aimés.

Website: http://cedricchaorycommunication.fr/