Mary Shelley — Frankenstein ou le Prométhée moderne : un mythe fondateur à l’heure du transhumanisme

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couverture du roman Frankenstein de Mary Shelley

1818 : une jeune femme de dix-neuf ans publie un roman qui n’est pas seulement un chef-d’œuvre précoce, mais un texte-origine. Un texte-matrice. Un texte qui, bien avant la biologie moderne, les greffes, la robotique, l’intelligence artificielle ou la quête de post-humanité, interroge déjà l’axe central de notre modernité : qu’arrive-t-il quand l’homme prétend créer à la place de la Nature ?

Avec Frankenstein ou le Prométhée moderne, Mary Shelley explose le cadre du récit d’horreur et du roman gothique pour développer une réflexion d’une rare justesse sur la responsabilité, la solitude, la filiation, la fabrication du vivant, l’ambition scientifique, la dérive de l’ego, et l’éternelle question du « cœur humain ». Ce roman de science-fiction avant la lettre accouche d’un mythe tellement fécond qu’il irrigue encore nos débats sur le transhumanisme, la bioéthique et les technologies de l’IA.

Naissance d’un mythe : une nuit d’orage, une compétition littéraire, un cauchemar

L’histoire est connue, presque trop : en 1816, Mary Godwin — future Mary Shelley — séjourne à Genève avec Percy Shelley, Lord Byron et John Polidori. À cause du « year without a summer », conséquence de l’éruption du Tambora, les orages succèdent aux averses : on lit, on s’ennuie, on se défie. Byron lance l’idée d’écrire chacun une histoire de fantômes.

Mary Shelley, incapable d’écrire pendant plusieurs jours, fait un cauchemar : une silhouette éveillée par une « étincelle de vie », un corps inerte rendu vivant par un savant dont les ambitions dépassent le cadre moral. La vision est si intense qu’elle devient le cœur du roman. Pourtant Mary ne raconte pas la vengeance d’un monstre. Elle relate la chute d’un homme.

Victor Frankenstein : le rêveur devenu démiurge

Victor Frankenstein n’est pas un sorcier. C’est un scientifique prometteur, pétri de lectures anciennes, fasciné par les alchimistes autant que par la science naissante de Galvani.
Le roman repose sur un paradoxe magnifique : Frankenstein croit que l’homme peut devenir créateur ; Mary Shelley démontre qu’il n’en a pas la stature morale. Ses motivations ne sont pas maléfiques — elles sont narcissiques : désir de gloire, volonté de transcender les limites humaines, refus de la mortalité, ambition d’inscrire son nom dans l’histoire.

La créature n’est pas le fruit d’une science exacte : elle résulte d’une obsession qui dévore le savant. Mary Shelley ne décrit jamais précisément le procédé scientifique : elle crée un flou volontaire, un espace symbolique. Ce silence technique fait du mythe une parabole universelle. Ce n’est pas la méthode qui importe, mais la transgression.

La Créature : premier être post-humain de la littérature

On l’appelle « monstre », alors qu’elle est l’un des personnages les plus émouvants du XIXᵉ siècle. Dotée d’une sensibilité extrême, d’un esprit vif, d’un profond besoin d’amour et d’éducation, la Créature n’est initialement pas un être maléfique. C’est parce qu’elle est abandonnée, rejetée, traquée, incomprise qu’elle tombe dans la violence la plus destructrice.

Mary Shelley construit une figure d’une modernité stupéfiante : cet être façonné par les mains d’un humain, sans mère, sans langage, sans insertion sociale, doit apprendre seul la morale, la sensibilité, la compassion ; face au rejet, il développe une colère tragique. La Créature est un fil migratoire vers notre présent : elle préfigure les dilemmes contemporains autour des intelligences artificielles sensibles, des chimères génétiques, des clones, de tous ces êtres que nous pourrions créer un jour sans être capables de leur offrir un cadre éthique ou affectif.

Le cœur du roman : la responsabilité du créateur

Dans ces pages, Mary Shelley jamais ne juge la science. Ce qu’elle accuse, c’est le détournement moral de la science. Frankenstein crée la vie, mais refuse la charge qui l’accompagne. Il ne nomme pas sa créature. Il la fuit. Il l’abandonne avant de tout faire pour l’éradiquer.

Le roman devient alors une méditation d’une rare profondeur sur la responsabilité : responsabilité du savant envers sa création, responsabilité du parent envers l’enfant, responsabilité de la société envers les marginalisés. Tout ce que devient la Créature découle du refus de son créateur d’assumer.

Nous sommes loin du mythe pop-culturel du savant fou. Nous sommes dans l’éthique crue : Qu’arrive-t-il lorsqu’un être humain produit un être qu’il refuse immédiatement ? C’est une question qui, aujourd’hui, irrigue les débats sur les robots autonomes, les IA conscientes, les manipulations génétiques, les biotechnologies de la reproduction ou les interfaces neuronales.

La modernité du mythe à l’ère du transhumanisme

Le XXIᵉ siècle fait de Frankenstein une allégorie brûlante.

  • Le roman met en garde contre le fantasme du dépassement absolu : l’idée que l’homme pourrait outrepasser la mort, perfectionner le vivant, augmenter l’humain jusqu’à l’effacement des limites. Victor Frankenstein est le premier transhumaniste tragique de la littérature.
  • La Créature pose la question fondamentale aujourd’hui agitée par les philosophes de l’IA :
    Si nous créons une intelligence, sommes-nous prêts à répondre à ses besoins affectifs, sociaux, émotionnels ? Mary Shelley répond : non, pas encore.
  • Dans un monde où l’on fabrique, modifie, optimise, la Créature nous rappelle que les relations entre créateur et créé ne sont jamais purement fonctionnelles.
    Elles deviennent vite éthiques, affectives, politiques.
  • Mary Shelley illustre comment une société rejette ce qu’elle ne comprend pas. La Créature devient le symbole poignant des corps non normés, des identités marginalisées, des êtres que la société refuse d’intégrer.

Un roman polyphonique, élégant, déchirant

Au-delà des thématiques, Frankenstein est un chef-d’œuvre formel. Le roman adopte une architecture en poupées russes — lettres, récits enchâssés, confessions croisées — qui renforcent sa dimension introspective. Il est traversé par les paysages sublimes des Alpes, par le romantisme noir, par la solitude, par la quête impossible d’un foyer.

Il est écrit avec une maturité déconcertante pour une autrice de dix-neuf ans. Shelley y mêle la philosophie, le lyrisme poétique, la critique sociale, le gothique, la spéculation scientifique.
C’est un roman total.

Une œuvre plus vivante que jamais

Deux siècles plus tard, Frankenstein n’a rien perdu de sa puissance.
Il ne parle pas seulement d’un cadavre animé par une étincelle scientifique : il parle de nous.

De nos peurs.
De notre désir de grandeur.
De notre incapacité à prendre soin de ce que nous créons.
De notre fascination pour le dépassement du corps.
De notre difficulté à accepter l’altérité.

Mary Shelley, sans le savoir, nous tend un miroir moral dont nous n’avons toujours pas appris à détourner les yeux.

Son roman n’est pas un avertissement :
c’est une prophétie douce-amère, une légende fondatrice que chaque génération relit à la lumière de ses propres inventions.

Aujourd’hui, à l’heure du transhumanisme, de la bio-ingénierie, de l’IA générative et des chimères de laboratoire, Frankenstein a plus que jamais valeur de mythe.
Non pour nous effrayer, mais pour nous rappeler que créer ne suffit pas : il faut aussi aimer, nommer, accueillir et protéger.

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Delphine Neimon

Posted by Delphine Neimon

Fondatrice, directrice, rédactrice en chef et rédactrice sur le webmagazine The ARTchemists, Delphine Neimon est par ailleurs rédactrice professionnelle, consultante et formatrice en communication. Son dada : créer des blogs professionnels. Sur The ARTchemists, outre l'administratif et la gestion du quotidien, elle s'occupe de politique, de société, de théâtre.

Website: https://www.theartchemists.com