Tokyo Idols : les pop girls du Japon … ou Madame Butterfly à l’heure du digital kawaï ?

Quand on visionne le documentaire consacré par Kyoko Miyake au phénomène des Tokyo Idols, on ne peut que faire le rapprochement avec l’héroïne de Puccini dont nous dissertions hier du reste. Cio-Cio San évolue à la fin du XIXeme siècle, mais déjà elle compte parmi ses talents de geisha celui de chanteuse. Un trait dont héritent les pop girls de même que sa vertu, sa retenue … et la fascination qu’elle opère sur la gent masculine.

Car les Tokyo Idols, en groupe ou en solo, fédèrent un public de fans composé en majorité de quadragénaires fébriles, capables de rompre avec toute vie sociale et de dilapider leur salaire mensuel pour adorer ces petites déesses en toute quiétude. Outre les CD qui diffusent la musique sirupeuse de ces artistes en herbe, il faut compter sur des concerts à répétition, les goodies en pagaille, les séances de photos, de dédicaces … et de poignées de main. Ces messieurs n’hésitent pas à payer cher pour saluer leurs héroïnes favorites, discutant avec le temps d’une minute impartie par les productions. La caméra de Kyoko Miyake filme ces longues queues d’admirateurs transis qu’il faut littéralement pousser d’une chanteuse à l’autre, pour éviter l’engorgement.

Chacune doit consacrer le même temps d’attention à ses fans, pas de favoritisme ni de préférence, toujours le sourire, un mot aimable, une plaisanterie, un salut déférent pour des fervents qu’on finit par connaître puisqu’ils sont de tous les spectacles, de toutes les séances de dédicace. Une gentille excentricité sans conséquences, dirions-nous ; c’est oublier qu’au japon, la poignée de main, le contact physique prend des connotations sexuelles spécifiques … et que ces jolies donzelles en jupons courts n’ont parfois que 10 ans pour les plus jeunes d’entre elles. Face à elles, des hommes mûrs, qui sacrifient leur vie personnelle pour s’épanouir dans cette projection de bonheur hésitant entre syndrome de Peter Pan et pédophilie qui ne dit pas son nom.

Certains n’hésitent pas à rompre leurs fiançailles, à écarter leurs petites amies, à mettre leurs relations amicales ou familiales entre parenthèses, pour embrasser pleinement une adulation dans laquelle ils trouvent une alternative à une existence souvent peu exaltante. Crise économique oblige, les aspirations à des emplois prestigieux sont vite déçues, les échanges humains s’en ressentent. Déjà peu enclins à se valoriser, écrasés par la lourdeur sociale, les japonais trouvent dans la Tokyo idol un reflet avantageux, une réussite à laquelle ils aspirent et qu’ils s’approprient par personne interposée, quitte à enfermer ces demoiselles dans un schéma réducteur de petite fée innocente.

Car ces stars sont enferrés dans leur célébrité, tenues de gérer régulièrement ce public exigeant, en présentiel comme derrière leur écran, quitte à s’imposer un tour du japon à vélo, car il faut en prime se singulariser par rapport aux concurrentes qui toutes aspirent à une carrière dans le showbiz, il faut bien prévoir l’avenir. Passés les 25 ans, il faut passer la main, et avoir prévu la reconversion en amont, ce que ces donzelles n’envisagent pas forcément quand elles embrassent ce destin. Les parents non plus du reste, qui observent cette ascension avec un enthousiasme mêlé de doute. Le statut de la femme nippone n’est pas des plus brillants, et l’image de la pop girl ne participe pas d’une émancipation qui peine à s’instaurer.

Très précise et sans concession d’un point de vue sociétal, la démarche de Kyoko Miyake laisse dans l’ombre l’industrie du spectacle, qui tire pourtant partie de cette manne et ne compte guère y mettre un terme, lucrative qu’elle est. Gestion des contrats, conditions des tournées, droit de regard des parents, recrutement et formation des artistes, chiffre d’affaire du secteur, gestion de la communication : comment fabrique-t-on une Tokyo Idol et quel est son devenir quand elle devient trop âgée pour faire illusion dans ses robes de poupée ? Le documentaire ne le dit pas, et c’est bien dommage. L’occasion d’un nouvel opus pour creuser davantage ce sujet passionnant qui en dit long sur la détresse d’une société perdue dans ses contradictions, ses exigences.

Et plus si affinités

https://www.arte.tv/fr/videos/058392-000-A/tokyo-girls/

Delphine Neimon

Posted by Delphine Neimon

Fondatrice, directrice, rédactrice en chef et rédactrice sur le webmagazine The ARTchemists, Delphine Neimon est par ailleurs rédactrice professionnelle, consultante et formatrice en communication. Son dada : créer des blogs professionnels. Sur The ARTchemists, outre l'administratif et la gestion du quotidien, elle s'occupe de politique, de société, de théâtre.

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