Reprise : chronique d’une colère ouvrière

Nouvelle plongée dans le catalogue des éditions Montparnasse, afin de commémorer mai 68 avec l’incontournable et clairvoyant Reprise. Le fruit du hasard qui n’en est pas un, comme toujours avec les œuvres coup de poing. Nous sommes le 10 juin 1968 ; la France sort de la crise sociétale qu’elle vient de traverser. Caméra à l’épaule histoire de tourner quelques rushes et se faire la main, deux étudiants de l’HIDEC paumés dans l’industrielle Saint-Ouen, tombent sur un attroupement. Une jeune femme qui crie, qui pleure, l’insulte à la bouche, entourée d’hommes qui tentent de la calmer, de la raisonner.

Une fille qu’on force au mariage ? Une épouse bafouée ? Une sorcière à brûler ? Un caprice de chieuse ? Non … une simple petite ouvrière de l’usine Wonder spécialisée dans la fabrication de piles ( « Wonder, ne s’use que si l’on s’en sert »), dont syndicats et employés viennent de voter la reprise du travail, au grand dam de certains grévistes dont cette demoiselle, déçus par les rares acquis obtenus au terme de ce qu’on espérait être une révolution. Et la donzelle de le crier rageusement, sans aucune pudeur.

30 ans plus tard, Hervé Le Roux veut retrouver cette inconnue. Commence alors un long périple où le réalisateur rencontre, questionne chaque participant de cette scène incroyable. Syndicalistes, membres du PCF, maoïstes, employés, cadres de l’entreprise, à chaque témoignage, c’est la réalité du monde ouvrier qui transparaît, tout droit sorti de Zola : travail à la chaîne, cadences infernales, interdiction d’aller aux toilettes, impossibilité de se laver dans un environnement sale de charbon et de manganèse, aucune protection …

Et surtout pas de syndicat, la moindre contestation écrasée dans l’œuf par une direction rétrograde, méprisante, obsédée par le rendement, au moment où l’usage de la pile explose littéralement. Dans ce contexte tendu, mai 68 déboule avec son lot d’espoir, un air de liberté, la perspective de tout renverser … et puis rien. En 1986, Tapie liquidera l’entreprise qu’il a rachetée, au terme d’un bras de fer gagné d’avance avec des employés laminés. Et les récits ici filmés de lier juin 68 et 1986 dans une équation fataliste qui sonne le glas de l’industrie française ?

Primé, salué par la critique, Reprise porte une contradiction latente : d’une part la nostalgie d’un temps de prospérité économique, quand Saint-Ouen, ville industrielle par excellence, était florissante, d’autre part la dureté du combat ouvrier pour conquérir des droits fondamentaux, une reconnaissance de l’effort accompli, face à un patronat féroce, convaincu de sa légitimité et ne faisant guère de sentiments. Chaque intervenant, en regardant les images de cette fille, raconte sa version, apporte son témoignage, toujours avec un pincement au cœur.

C’était dur, mais c’était le bon temps ? Outre qu’il questionne Mai 68 dans son statut de tournant progressiste, le documentaire de Le Roux enter en écho avec notre propre actualité. 50 ans après les faits, la révolte de cette inconnue est encore vive, partout dans le monde, en passe de revenir sur le devant de la scène occidentale, alors qu’une fois de plus on y repense le rapport au travail, croissance et compétitivité obligent. Et l’humain dans tout cela ? On l’aimerait petit robot muet et docile, mais il continue de crier, de se battre, de dire non. Des Jocelyne (l’inconnue s’appelle Jocelyne, apprendra-t-on) hurlant leur dégoût du système, on n’a pas fini d’en voir.

Elles n’en finiront jamais de dire l’urgence d’être mieux, d’échapper à la crasse et à la bassesse, d’avoir droit à l’épanouissement, face aux stratégies politiques, aux calculs économiques, aux petits progrès conquis à pas de fourmis. Sauf que la vie, c’est maintenant, c’est tout de suite, et qu’attendre ce n’est plus possible. La rage de Jocelyne date de cinquante ans, mais elle est contemporaine, tangible, et devrait être entendue, car ce type de colère engendre souvent l’aveuglement, la violence, le chaos.

Et plus si affinités

http://www.editionsmontparnasse.fr/p471/Reprise-DVD

Delphine Neimon

Posted by Delphine Neimon

Fondatrice, directrice, rédactrice en chef et rédactrice sur le webmagazine The ARTchemists, Delphine Neimon est par ailleurs rédactrice professionnelle, consultante et formatrice en communication. Son dada : créer des blogs professionnels. Sur The ARTchemists, outre l'administratif et la gestion du quotidien, elle s'occupe de politique, de société, de théâtre.

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