Katyn : quand Wajda fait parler les spectres pour l’éternité

1939 : après s’être acoquiné avec les nazis via le pacte de non agression signé en cachette par Molotov et Ribbentrop, les soviétiques envahissent la zone Est de la Pologne, laissant l’autre partie aux Allemands. D’un côté comme de l’autre, les purges débutent, touchant les intellectuels, les enseignants, les cadres politiques … L’Armée rouge s’en prend notamment aux militaires polonais qui sont tombés sous sa coupe. Quelques 20 000 soldats et officiers sont emmenés dans la forêt de Katyn et massacrés, leurs corps ensevelis dans des fosses. Sans procès, en totale violation des accords de Genève. Parmi eux le père de Andrzej Wajda. Qui grandira avec cette absence, ce secret, cette énigme.

Car longtemps les sacrifiés de Katyn seront attribués aux nazis par les soviétiques qui ont annexé le pays au lendemain du conflit. Pourtant, et c’est le comble, ce sont les allemands qui mettront à jour les tombes, en 1941 et 1943, révélant ainsi les exactions des russes qu’ils exploiteront pour justifier leur guerre contre le communisme. Qui croire ? Dans ce chaos mémoriel où l’Histoire a été tue, scellée, manipulée, les bourreaux et les libérateurs se confondent, qui mentent aux survivants, familles, épouses, enfants, parents, frères et sœurs, désespérément en quête de leurs morts, pour faire leur deuil, donner un semblant de sens à l’innommable, conserver le passé pour bâtir l’avenir.

Orphelin de père, Andrzej Wajda interroge cet épisode douloureux toujours et encore, dans le film magnifique intitulé sobrement Katyn. S’appuyant sur l’ouvrage Post Mortem, l’histoire de Katyń, d’Andrzej Mularczyk, le réalisateur de L’Homme de fer et de Korczak réveille le traumatisme subi par son peuple, place ses concitoyens devant l’atrocité incontestable de la vérité. Sans leur laisser une seule chance de détourner le regard, de fuir, d’avoir bonne conscience. Ceux qui ont collaboré avec les nazis ou les soviétiques, ceux qui ont résisté, ceux qui ont espéré, qui se sont lamentés, qui se sont retrouvés face au vide d’un questionnement dépourvu de réponses …

Dans le halo bleuté et gris qui caractérise ses images, dans la plainte lancinante des percussions qui rythment les musiques tragiques qu’il affectionne, Wajda superpose la quête des survivants et la marche au supplice des défunts, dans une tension insoutenable. Le jeu des acteurs est sobre, distancé, froid, … on penserait presque aux interprètes de Kantor dans La Classe Morte. Pâles, désincarnés … leurs personnages se rattachent tous à Antigone, qu’à un moment Wajda évoque : une jeune femme désireuse de payer la pierre tombale de son frère assassiné, vend sa chevelure au coiffeur d’un théâtre pour constituer une perruque à l’actrice qui incarnera l’héroïne grecque, une survivante des camps de concentration à la tonsure couturée de cicatrices.

L’une vient d’échapper à la mort, l’autre, privée de sa blonde crinière, sera arrêtée par les soviétiques, incarcérée pour avoir voulu se souvenir, emmenée dans le tombeau symbolique d’un cachot où on la descend sous la menace des armes, tandis que la stèle immortalisant son frère est brisée à coups de crosse, la tombe vide vandalisée. En quelques minutes d’une cruauté totale, Wajda a signifié la déshérence de la Pologne, privée de futur alors qu’on l’avorte de sa mémoire. Le paroxysme est atteint dans les ultimes instants du film dans un flashback terrifiant, où les prisonniers touchent au terme de leur voyage, la mort.

Un véritable abattoir, où ils abattus en série comme du bétail, dans une mécanique effrayante qui rappelle les exécutions de Danton, striées de sang, aveugles, sans pitié. On ressort choqués, retournés de ces images affreuses, où le non-sens de la situation saute au visage. Et son caractère prophétique. Le film a été tourné en 2007, il y a 10 ans. Projeté en Pologne le jour anniversaire de l’occupation du pays par l’URSS, il a connu un énorme succès, comme s’il répondait à une attente, une urgence. Aujourd’hui, il faudrait revoir ce film, en boucle. La Pologne, comme d’autres pays dans le monde, doucement, réveille ses démons extrémistes et nationalistes. Comme si elle avait oublié. Pourtant les victimes de Katyn sont encore là ; et Wajda avec brio fait parler leurs spectres par delà la tombe et pour l’éternité.

Et plus si affinités

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Delphine Neimon

Posted by Delphine Neimon

Fondatrice, directrice, rédactrice en chef et rédactrice sur le webmagazine The ARTchemists, Delphine Neimon est par ailleurs rédactrice professionnelle, consultante et formatrice en communication. Son dada : créer des blogs professionnels. Sur The ARTchemists, outre l'administratif et la gestion du quotidien, elle s'occupe de politique, de société, de théâtre.

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