Guernica : l’immolation la plus archaïque

Le Musée Picasso de Paris propose, du 27 mars au 29 juillet 2018, une exposition entièrement consacrée à l’un de ses tableaux à juste titre les plus célèbres et emblématiques, Guernica (1937).

Avec quelques mois de retard – que nous ne chipoterons pas – sur le quatre-vingtième anniversaire de la création de l’œuvre au format considérable et de sa présentation publique dans le pavillon espagnol de l’Exposition universelle de 1937 qui se tint à Paris, le musée montre, faute de grive (du fétiche même) ses travaux préparatoires, aussi passionnants sans doute que le résultat final qu’il est loisible de voir à Madrid, au musée de la Reine Sophie. Deux aspects au moins ressortent de la monstration en cours. D’une part, la toile monumentale, dimensionnée en fonction de la hauteur de plafond de l’atelier du 7 de la rue des Grands-Augustins (ce que montrent les photos de Dora Maar), comme un grand couturier coud une robe sur le corps même de son modèle, représente la « synthèse des recherches plastiques » du peintre. De l’autre, c’est la démarche (et les démarches de ses amis, de ses camarades, de ses compatriotes) qui est analysée en détail par les commissaires de l’exposition, Emilie Bouvard, Géraldine Mercier, Malén Gual et Emilia Philippot. Et la célérité qui alla avec et qui permit à Picasso de réaliser, dans des délais plutôt brefs et après moult tâtonnements, ce tableau monumental de nos jours considéré comme un des chefs d’œuvre du 20e siècle.

L’établissement parisien a bénéficié du prêt exceptionnel de nombreux dessins ayant, directement ou non, guidé le geste ultime du peintre, que ce soient les esquisses proprement dites ou sa production des années trente, autour de thèmes et de motifs familiers tels que la corrida, le minotaure, le cheval, la lampe, le visage de la femme ou celui de l’enfant. Par ailleurs, last but not least, des affiches politiques de la Guerre civile espagnole et des Brigades internationales qui, de France et d’ailleurs, apportaient leur soutien au gouvernement légal, permettent de se faire une idée du contexte historique de l’époque. Œuvre d’art engagée s’il en est, du niveau de La Liberté guidant le peuple d’un Delacroix, Guernica tire en effet son titre, faut-il le rappeler ? du nom de la petite ville basque bombardée le 26 avril 1937 par l’Aviation italienne fasciste et celle, nazie, de la Légion Condor, venues soutenir militairement le soulèvement franquiste de 1936 contre la République espagnole démocratiquement élue. Les commissaires ont aussi cherché à illustrer l’influence de l’œuvre sur un certain nombre de réalisations postérieures – cette partie, selon nous, étant un peu moins convaincante.

Picasso avait très tôt apporté son soutien à la jeune République espagnole, en échange de quoi le nouveau gouvernement l’avait nommé… directeur du musée du Prado. Ses amis Paul Eluard, Dora Maar et Christian Zervos furent les premiers à l’alerter sur les exactions commises en Espagne à partir du Pronunciamento du général Franco et il réalisa d’ailleurs, dès janvier 1937, une série de gravures satiriques ayant pour titre Songe et mensonge de Franco. Les spécialistes ont repéré diverses sources d’inspiration du tableau : les fresques catalanes d’art médiéval, découvertes par Picasso lors de son dernier voyage dans son pays natal, en 1934, les gravures goyesques sur les Désastres de la guerre, les illustrations de l’Apocalypse de Saint-Sever, les diverses représentations du Massacre des Innocents (celles de Rubens, Poussin, Reni, etc.). Charité bien ordonnée commençant par soi-même, Picasso s’auto-cite abondamment. Il est étonnant, sinon paradoxal, que les thèmes religieux soient ici reconduits par un artiste tout sauf calotin, comme s’il lui fallait élargir son propos, le public destinataire de l’œuvre, à commencer par les visiteurs de l’Expo de 1937 et se réconcilier avec sa propre histoire. Le thème du sacrifice, associé à son avatar christique, n’est pas réduit à la Passion de la religion catholique, il est élargi à l’immolation la plus archaïque.

L’œuvre contingente, militante, exceptionnellement « utilitaire », résulte d’une commande passée au peintre par les responsables du pavillon espagnol de l’Exposition internationale des arts et techniques dans la vie moderne qui devait avoir (et eut) lieu au Trocadéro, Max Aub, Juan Larrea, Josep Lluis Sert et Luis Lacasa. Après avoir exécuté plusieurs esquisses sur des thèmes de son affection, le peintre introduit le motif ou symbole du poing levé, récurrent dans les affiches soviétiques de l’époque et de l’imagerie révolutionnaire en général. La presse s’étant fait l’écho du bombardement civil de Guernica inaugurant les atrocités qui allaient suivre, Picasso est immédiatement sensible à ce fait d’actualité et, dès les jours qui suivent, enchaîne les esquisses sur ce nouveau thème – quarante-deux en ont été dénombrées. La toile sera exécutée en moins d’un mois. Dora Maar, la nouvelle muse du peintre, connue en 1936 grâce à Paul Eluard, photographie l’avancement du travail pour le compte de Zervos qui consacrera un numéro spécial de sa revue Cahiers d’art au tableau. La projection sur grand écran de ces photographies montrant les différents états du tableau ne remplace certes pas la vision de l’œuvre et de la matière picturale (bien que celle-ci soit aussi en noir et blanc, comme destinée à être reproduite aisément par tous les médias possibles, ce qu’elle finira aussi par être), mais rend compte, en revanche, du processus créatif – et habitue aussi sans doute Picasso à la présence continue de l’objectif, qu’il soit photographique comme ce sera le cas avec Gjon Mili, par exemple, ou cinématographique, comme avec Clouzot.

Le tableau fut présenté au public le 12 juillet par José Gaos, le commissaire du pavillon espagnol de l’Expo de 37, aux côtés de la fresque de Miró, Paysan catalan en révolte (Le Faucheur), la Montserrat de Julio González, La Fontaine de mercure d’Alexander Calder et les gravures de Picasso, Songe et mensonge de Franco. Il faut dire que l’état d’esprit du peintre était sans ambiguïté aucune et qu’il pouvait déclarer alors : « Non, la peinture n’est pas faite pour décorer les appartements. C’est un instrument de guerre offensive et défensive contre l’ennemi. »

Et plus si affinités

http://www.museepicassoparis.fr/exposition-guernica/

Nicolas Villodre

Posted by Nicolas Villodre