Covid vs restaurants : quelles solutions pour les grands chefs?

Et les autres ! Car, pour l’univers de la restauration, grande ou casual, gastronomique ou worldfood, petit bistro, cuisine fusion, routier ou étoilé, le présent n’est guère rose. Confinement oblige, les établissements de l’Hexagone – 300 000 à la louche – ont dû clore leurs portes à la mi-mars, laissant un million d’employés environ sur le carreau, en flirtant par ailleurs avec le dépôt de bilan. Le tout dans l’urgence puisque l’annonce gouvernementale a pris tout le secteur de court.

Vente des stocks restants aux particuliers, dons à des associations ou aux soignants, les restaurateurs ont dû s’organiser tandis qu’on bouclait les terrasses, qu’on éteignait les fourneaux et qu’on annonçait la fermeture via une pancarte et sur les réseaux sociaux. Sans trésorerie d’avance, obligés de mettre leurs équipes au chômage technique, incapables de se faire indemniser par des assurances frileuses, coincés par des banques qui ont fermé le robinet du crédit. Avec aucune perspective tangible puisque la date d’une réouverture tient pour l’instant de la chimère.

Un tableau clinique assez sombre, que des célébrités comme Philippe Etchebest essayent de neutraliser à la bonne franquette en faisant appel à l’État pour éviter les faillites qui se profilent en cascade. Et en se réinventant dare-dare pour stopper le fiasco. Se réinventer : la belle affaire quand gastronomie est synonyme de convivialité, de partage et de plaisir sensuel. Manger masqué : une énigme qui aurait fasciné Houdini … mais qui pourrait fort indisposer les éventuels clients qui se risqueront dans les salles quand sonnera l’heure de la libération.

Quant à digitaliser, certes c’est à la mode, mais rien ne dit que VR et papilles se marient pour le mieux quand l’estomac n’est rempli que de nourritures imaginaires. Quant aux grands noms de la french cuisine, synonyme de luxe et de qualité, de terroir et de tradition, la probabilité est faible qu’ils embrassent le potentiel de la ghost kitchen à pleine bouche et la fleur sur la toque. Du coup, quelles options reste-t-il pour sauver les meubles ? Faisons le point.

Sécuriser le restaurant : mission impossible ?

Soyons optimistes, rêvons un peu. Enfin ça y est, la date vient de tomber, on peut rouvrir restos et estaminets partout dans le royaume. Alléluia … pourvu qu’on ait sécurisé les lieux. Mme Covid (au féminin a décrété l’Académie) aime à s’inviter au banquet par aération interposée, et plusieurs expériences fluorescentes ont démontré la rapidité avec laquelle il s’étale des couverts aux assiettes, des verres aux doigts et aux visages, pire qu’un lancer de sauce Gribiche ; en prime il est totalement invisible, inodore, muet … et hautement contagieux … un vrai bonheur.

Il va donc falloir hygiéniser à mort, préserver les employés, serveurs, cuisiniers, plongeurs et consort ainsi que les clients. Nettoyage des tenues, lavage des mains, cheveux attachés, gestes barrière, manquerait plus qu’on éternue au dessus du poulet basquaise. Sols, meubles, vaisselle, électroménager seront désinfectés plusieurs fois par jour, tout le monde masqué autour des fourneaux … encore faut-il qu’on ait des cuisines assez spacieuses et des masques à disposition, suffisamment pour en changer toutes les quatre heures, et assez de gel hydro-alcoolique pour toute la brigade … ainsi que pour les amateurs de bonne chère.

Ces derniers devront, outre le rituel de l’asepsie manuelle (rince-doigts post covid) se prêter de bon gré au relevé de température opéré par caméra thermique ou autre installation technologique de pointe … pour peu que le propriétaire du lieu ait pu s’en payer une (déjà qu’il peine à régler les traites parce que le banquier a coupé les crédits), et qu’il ose mettre à la porte le malheureux qui afficherait un 37,9° consécutif à un coup de soleil, sait-on jamais, et qui s’en plaindra ouvertement sur TripAdvisor. Il faudra ensuite suivre scrupuleusement le fléchage inscrit partout dans le périmètre pour tenir ses distances jusque dans les toilettes, qui devront aussi être récurées après chaque passage. Quant à la carte, on oublie la version papier bactériophage pour lui préférer une alternative digitalisée qu’on pourra désinfecter après usage.

Pour sûr, le côté glamour de la prestation va en prendre un coup dans l’aile, surtout si l’on a dû par la même occasion diviser le nombre de tables et de couverts par deux pour assurer la distanciation sociale. Et qu’il a fallu équiper chaque table en guichets de plexiglas, activité dans laquelle l’entreprise italienne Nuova Neon Group s’est immédiatement engouffrée, multipliant les protos et les annonces sur les réseaux sociaux. Le challenge est de taille et les designers commencent à s’y frotter, ainsi Patrick Join qui vient d’élaborer un projet de barrières élégantes et fonctionnelles pour Alain Ducasse (avec une desserte en prime pour séparer le serveur de la table et des clients) ou Christophe Gernigon dont les superbes cloches transparentes Plex’Eat sont en train de faire le tour du web.

To drive or not to drive

D’autres ne se sont pas embarrassés de ces exigences esthétiques, pourtant essentielles dans les contingences du haut de gamme. Le Covid leur a donné des ailes pour tenter l’aventure du outdoor. Le restaurant Eten d’Amsterdam a ainsi créé le buzz en agrémentant sa terrasse de petites serres mignonettes où les clients reçoivent leurs plats au bout de planches gracieusement tendues par des serveurs à visière et gants noirs. Furieusement tendance : les réservations ont explosé devant la promesse d’une expérience romantique post-covidienne aussi intense qu’originale et fichtrement bien marketée. Pourvu qu’il ne pleuve pas, ou que la canicule passe son chemin …

Qu’importe les contingences climatiques, la rue pourrait devenir la bouée de sauvetage d’une restauration au bord de l’apoplexie. Et les autorités municipales d’envisager la chose avec bienveillance. Aux USA, le maire de Brookhaven compte fermement consacrer tentes et places de parking au business des restaurateurs qui y parqueront leur clientèle motorisée. De l’autre côté de l’Atlantique, la très parisienne Anne Hidalgo travaille à la réservation de rues entières destinées à accueillir le public en quête de petits plats. Le tout dans le respect des gestes barrière bien évidemment. A suivre avec intérêt mais quand on se rappelle les images filmées par Rémy Buisine la nuit du grand enfermement, on a comme un vague doute sur la validité du process.

Et puis il y a le panier repas. Un sacrilège pour les puristes qui considèrent la gastronomie comme un tout associant saveurs et décorum. Une planche de salut pour les grands chefs qui, de plus en plus, se tournent vers cette option finalement bien pratique afin de tenir le choc financièrement. Et qui serait même carrément intéressante d’un point de vue business : un seul menu en place d’une carte variée donc moins de stock et de travail en cuisine ; des barquettes à emporter donc pas de vaisselle à faire ni de service en salle. Il suffit de bien calculer son nombre de portions en fonction des commandes effectuées la veille, et le tour est joué. Et on économise les frais d’entretien de l’établissement (éclairage de la salle, nettoyage du linge, lieux d’aisance à laver) ; quant aux mesures d’hygiène, on les réduit à la demi-brigade mobilisée pour cuisiner ces petits plats.

Et là deux possibilités : la livraison à domicile qui suppose d’avoir des petites mains et des petites jambes pour ça, et implique des frais de transports ; le click and collect, où le client se présente pour récupérer son repas. Peu importe l’option retenue, il s’agit d’avoir l’infrastructure pour prendre commande en amont, suffisamment tôt pour évaluer les denrées nécessaires. Et c’est là qu’interviennent au choix les organismes spécialisés type Unilever Food Solutions, les collectifs de pros comme restoensemble qui apportent leur conseil et leur expertise, ou bien les membres de la food tech, prolixes en applis dédiées plus innovantes les unes que les autres. Le besoin est pressant qui ne souffre aucun effet gadget ; une carte, un site listant les restaurateurs passés au drive, on en rêve et on en trouve : ça reste ouvert par exemple ou https://www.aide-aux-restaurateurs.fr/ pratiques … mais désespérément vides.

Toques digitales

On oublie en effet que le grand chef, s’il a les mains dans les casseroles dès l’aube, n’est pas forcément un as du numérique. Et si d’aventure il a une âme de geek, il n’a guère le temps de jouer les CM, débordé qu’il est pas l’administratif, les commandes, la gestion de la salle, le renouvellement de la carte … avec en prime la crise covidienne qu’il faut gérer à tout prix pour survivre (cf 1ere partie de l’article pour ceux qui ne suivent pas au fond de la classe). Eh oui, un véritable restaurateur, qui sort d’une grande école hôtelière, a fait ses classes chez d’autres grands maîtres où il a appris l’amour de la bonne chère, n’a que peu en commun avec un jeune diplômé de business school rompu aux charmes du plan de financement et qui développera un projet de restauration rapide à grand coup de ghost kitchen uberisante planquée en zone industrielle.

On ne joue pas dans la même cour, là. Notre grand chef passe son temps à créer, c’est sa vie, son essence, sa raison d’être. Il invente au jour le jour avec des aliments exceptionnels, des produits rares comme d’autres usent de pigments ou de sons. C’est un artiste, un démiurge. La digitalisation lui est étrangère,presque contre-nature. Il ne l’envisage qu’avec méfiance, d’autant plus que sa clientèle initiale, CSP ++++ huppée et jet set, considère le fait de visiter sa table comme un privilège qu’on ne peut partager avec le commun des mortels. Il va pourtant falloir en passer par là pour sauver ce qui peut l’être, et, qui sait, gagner le cœur et l’estomac d’une nouvelle fanbase plus populaire mais néanmoins adepte d’une grande cuisine à laquelle elle ne peut avoir accès, faute de budget adapté.

Politique tarifaire et solutions de rechange, là aussi, il y a de quoi faire :

  • la vente en ligne de bons d’achat à utiliser une fois le confinement terminé ;
  • la box associant produits et recettes, un classique désormais, avec la Dégustation Box de Gourmets de France, la Box des Chefs
  • les produits dérivés, linge, coutellerie, accessoires de cuisine dixit la gamme proposée par Philippe Etchebest sur son site, via le programme de formation Mentor
  • les cours en ligne en mode masterclass, payants bien évidemment, on citera Chefsenligne ou Lavilladeschefs
  • l’intervention du chef à domicile, dans le respect des gestes de protection, via des plateformes comme LaBelleAssiette qui propose des forfaits ; on peut également évoquer François Marchenay, ancien de chez Bocuse, qui a embrassé ce nouveau type de prestations avec son site Gastronhoming.

Bref il va falloir diversifier l’offre, sortir des cadres du marketing de luxe, élargir le champ d’action en galopant promptement et d’une main assurée sur les routes numériques. Pour survivre, la grande cuisine doit se tourner vers le web sans se prendre les pieds dans les mirages de sa gadgétisation. Délicat exercice d’équilibriste où il va falloir ménager la chèvre et le chou, s’ouvrir au phygital et au social media sans rétrograder au niveau de la e-gargote foodtechnienne et de l’ubérisation culinaire. Plonger une main dans le panier 5.0 tout en préservant jalousement ses savoir-faire, son patrimoine. Et peut-être changer son fusil d’épaule ? Considérer un autre monde, toucher d’autres cœurs, conquérir des estomacs plus plébéiens mais néanmoins exigeants ?

Sacrilège ! Mais au final, les grand noms de la gastronomie ont déjà franchi le pas depuis des années, qui en multipliant partenariats avec les enseignes agroalimentaires, qui en développant ses propres plats industriels, qui en parrainant les reality shows spécialisés, pas toujours de manière inspirée du reste. La crise actuelle remet les pendules à l’heure, invite à d’autres schémas. Au moment de conclure ce tableau, le film Ratatouille me vient en tête ; génie des fourneaux, le petit rat n’est pas jugé digne des cuisines de luxe, il va donc user de son talent dans un modeste bistrot où même les grands critiques renouent avec le véritable plaisir de manger, loin des fastes luxueux, des ors de la célébrité. Nous voici tous comme Ratatouille, au final. Aux exigences du luxe, il va falloir pallier, trouver d’autres astuces, d’autres voies. Digitaliser en conscience, démocratiser avec finesse. Inventer, oser. Il n’y a plus le choix. C’est une nécessité, une urgence. Une chance ?

Et plus si affinités

https://www.ohmymag.com/chef/philippe-etchebest-lance-ses-cours-de-cuisine-en-ligne-et-c-est-gratuit_art122691.html

https://www.bfmtv.com/economie/coronavirus-comment-les-restaurateurs-esperent-obtenir-l-autorisation-de-rouvrir-en-juin-1897331.html

https://www.usine-digitale.fr/article/vente-a-emporter-et-livraison-un-site-liste-les-restaurants-ouverts-durant-le-confinement.N954386

https://www.boursorama.com/actualite-economique/actualites/philippe-etchebest-en-quete-de-solutions-face-au-cauchemar-national-du-covid-c2d9e3cc4728a35a41d575eb024d1768

https://www.francebleu.fr/infos/economie-social/covid-19-32-des-hotels-restaurants-risquent-une-fermeture-definitive-1586267424

https://www.lindependant.fr/2020/04/16/coronavirus-voila-a-quoi-pourrait-ressembler-un-repas-au-restaurant,8849360.php

https://food.konbini.com/story/voici-les-barrieres-de-restaurants-imaginees-par-un-designer-pour-alain-ducasse/?fbclid=IwAR3h4N7m-wYO3CTYzvLGe7ZgJIFCgL13ChsFUAGjJ8PeO9s3kH9h5bI9oqI

https://www.cnews.fr/food/2020-05-18/coronavirus-un-designer-trouve-la-solution-pour-les-restaurants-956123?fbclid=IwAR2XpIBi3HKd8hhAI3XnqnOTWDzdp37i8a42vGe4ae3qkiLov7FRNXCbaFM

http://unoeilensalle.fr/solutions-alternatives-post-covid-vous-etes-plutot-cloche-ou-plexiglass/

https://www.cnews.fr/food/2020-05-11/amsterdam-un-restaurant-trouve-la-parade-contre-le-coronavirus-955727

https://www.ajc.com/news/local/brookhaven-allow-restaurants-use-tents-parking-lots-for-seating/tpMF0JYvcJMdPhujlVW4cI/

https://www.pariszigzag.fr/paris-au-quotidien/deconfinement-anne-hidalgo-envisage-de-reserver-des-rues-entieres-aux-bars-et-aux-restaurants?fbclid=IwAR0Zftr8RkJr_Iu6yBTZGpZ7OUzsvs5i10O9Uti54lqAZjlO2vZxFeRNFtg

https://www.unileverfoodsolutions.fr/inspiration-pour-les-chefs/covid-19.html

http://cuisinertoutsimplement.com/2016/10/chef-cuisine-un-concept-revolutionnaire.html

https://www.neorestauration.com/article/les-10-challenges-de-la-restauration-a-table-pour-l-apres-covid-selon-chd-expert,48984

Delphine Neimon

Posted by Delphine Neimon

Fondatrice, directrice, rédactrice en chef et rédactrice sur le webmagazine The ARTchemists, Delphine Neimon est par ailleurs rédactrice professionnelle, consultante et formatrice en communication. Son dada : créer des blogs professionnels. Sur The ARTchemists, outre l'administratif et la gestion du quotidien, elle s'occupe de politique, de société, de théâtre.

Website: https://www.theartchemists.com