Alévêque devant Le Trou Noir : le monde comme un théâtre de l’absurde absolu

Jouer devant un salle vide … le cauchemar de tout acteur. Pas de rire, pas d’applaudissements, pas de vibration, pas de retour, aucune réaction … Le Trou noir. C’est cette béance quasi cosmique que Christophe Alévêque vient d’affronter sur la scène du Théâtre du Rond-Point. Sa deuxième maison, froide à l’heure de la COVID, désertée, fantomatique comme la datcha de La Cerisaie à la fin du drame de Tchekhov.

Une revue de presse au bord du gouffre

Ironie d’un sort tragique, au même moment ou presque, on rediffuse cet texte terrible jadis mis en scène avec brio par Peter Brook aux Bouffes du Nord, en hommage à Michel Piccoli tout juste parti rejoindre le paradis des comédiens. Là aussi, captation sans public, dans un théâtre vide et délabré, couvert de tapis, mais où le public manque furieusement, laissant apparaître toute l’absurdité de cette histoire : la chute d’un monde, dans le silence nonchalant d’une caste moribonde, le triomphe bruyant et vaniteux de capitalistes aux dents aussi affûtés que leur colère.

L’ancêtre du théâtre de l’absurde, fascinant et insupportable, moderne jusqu’à la nausée. Le monde est un théâtre dit-on depuis Shakespeare. Aujourd’hui, c’est un théâtre de l’absurde absolu … et Alévêque nous le démontre durant une heure de ces revues de presse dont il a le secret. Une revue de presse au bord du gouffre, qui donne le vertige, où il dialogue avec le néant, des spectateurs désincarnés coincés derrière leurs écrans d’ordinateur. Tandis qu’il nous crie combien nous lui manquons, Alévêque se glisse dans Les Chaises de Ionesco, Oh les beaux jours de Beckett.

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Prise de recul à la vitesse du son

Des pièces où l’on croit parler à Autrui quand il n’y a rien en face de soi, que sa propre solitude, insurmontable, impuissante. Un isolement qu’on tente d’exprimer sans trop vouloir y croire car ce serait accepter l’intolérable. Cet intolérable, Alévêque nous le met sous le nez au fil de son analyse de la crise, articles et références à l’appui. Prise de recul à la vitesse du son : les incohérences, les contradictions, la folie de ces dernières semaines nous sautent à la gorge. On en pleurerait de honte et de dépit tandis qu’on rit à gorge déployée.

Une lessiveuse émotionnelle, dans laquelle nous avons accepté tout et son contraire. Sans sourciller. En annulant notre esprit critique, notre bon sens, dilués par médias et réseaux sociaux trop contents d’en faire leurs choux gras. En y abandonnant nos droits, notre liberté. Surréaliste, grandement, irrésistiblement, et dans le réel cette fois-ci : les médecins penchés sur les souffrants comme les deux épouses au dessus du roi qui se meurt. Ionesco encore … Absurdité toujours, de moins en moins camouflée, assumée même comme la nouvelle bien-pensance, la norme à adopter.

Le désert qui menace notre paysage culturel

Pour rassurer un Christophe Alévêque angoissé par l’exercice, Jean-Michel Ribes, patron du théâtre du Rond-Point, homme de théâtre à 360° qui s’y connaît en matière d’absurde, dixit sa programmation, dixit ses pièces, Théâtre sans animaux, Musée haut musée bas et autres Brèves de comptoir … et qui apprécie la situation à sa juste valeur, tout comme l’humoriste du reste, entre caverne de Platon et théâtre de la cruauté à la Artaud. Avec en background l’effondrement annoncé de la culture en France, et ses conséquences gravissimes sur le peu de cohérence sociale qui demeure dans l’Hexagone.

Le Trou noir met en avant le désert qui menace notre paysage culturel, des milliers de professionnels sur le carreau, des structures qui ferment, des festivals avortés … sans eux c’en est fini du spectacle vivant, de cette proximité vitale pour l’artiste comme pour le public : une interaction immédiate, spontanée, de la chaleur humaine, l’émotion de l’instant qui alimente la réflexion, la mémoire à long terme. Et construit des individus pensants, responsables, autonomes. Si la conclusion d’Alévêque peut laisser perplexe, voire choquer certains, elle s’inscrit finalement dans l’air du temps, comme l’ultime parade pour se protéger de cette démence qui nous guette.

Et plus si affinités

https://www.youtube.com/watch?v=BfkwOl6hY-g

Delphine Neimon

Posted by Delphine Neimon

Fondatrice, directrice, rédactrice en chef et rédactrice sur le webmagazine The ARTchemists, Delphine Neimon est par ailleurs rédactrice professionnelle, consultante et formatrice en communication. Son dada : créer des blogs professionnels. Sur The ARTchemists, outre l'administratif et la gestion du quotidien, elle s'occupe de politique, de société, de théâtre.

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