Sonia Delaunay : les couleurs de l’abstraction s’exposent au Musée d’art Moderne

Rédigé avec Nicole Gabriel

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Le Musée d’art moderne de la Ville de Paris et les commissaires Anne Montfort et Cécile Godefroy présentent une vaste rétrospective consacrée à Sonia Delaunay (1885-1979) : c’est la première de cette importance depuis 1967, elle sera d’ailleurs reprise à la Tate Modern de Londres au printemps prochain et a pour mérite de singulariser l’œuvre jusqu’ici intimement associée à celle de son mari, Robert Delaunay, en illustrant la puissance créatrice et la diversité de la production de cette grande figure de l’art abstrait par plus de 400 œuvres : huiles, gouaches, dessins, motifs de papier peint, couvertures de livres et de magazines, estampes, patrons de couture, projets de textiles et de costumes de scène…

Quoique chronologique, l’accrochage pointe les aspects essentiels de l’œuvre et débouche sur de magnifiques reproductions de motifs imprimés sur tissu, montrant et démontrant que Sonia Delaunay a réussi à faire la synthèse des arts, étant parvenue à abolir toute hiérarchie entre beaux-arts et arts mineurs, déco ou appliqués. C’est d’autant plus remarquable que cette fusion intervient très tôt (trop tôt, peut-être) dans l’histoire de l’art moderne, avec plusieurs années d’avance sur le Bauhaus qui, curieusement, n’est pas mentionné dans cette expo et qui visera aussi à réconcilier l’art et la vie domestique et quotidienne.

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Sonia Delaunay Prismes électriques, 1913-1914, © Pracusa 2013057 Photo Davis Museum at Wellesley College, Wellesley, MA, Gift of Mr. Theodore Racoosin

Après des études d’art en Allemagne, Sonia, qui avait de la suite dans les idées, s’installe à Paris en 1906. Dès 1907, elle participe à une exposition collective organisée par le marchand Wilhelm Uhde à la galerie Notre- Dame-des-Champs, aux côtés de Braque, Picasso, Derain, Dufy, Metzinger et Pascin.
Excusez du peu. Elle y rencontre Robert Delaunay qu’elle épousera en secondes noces après son bref mariage avec Wilhelm Uhde. Son style, pour ce qu’on en a vu, est encore marqué par le fauvisme (cf. sa série de Finlandaises, 1907-1908). 1912 est une année cruciale pour le couple en général et pour elle en particulier, avec la rencontre de Blaise Cendrars et d’Apollinaire, qui pour qualifier l’art non figuratif privilégiant les compositions de cercles concentriques aux contours estompés dans lequel s’engage le duo artistique, parle d’Orphisme (en référence à son poème Orphée de 1908), une tendance qu’il oppose au Cubisme « scientifique » dominant.

Les Delaunay préfèrent utiliser le terme de Simultanéisme pour caractériser une démarche picturale fondée sur la recherche d’une « dynamique » de la couleur (et non, comme on pourrait être tenté de le penser, sur une recherche de Gesamtkunstwerk faisant usage de plusieurs expressions mises ensemble). Le Simultanéisme (qu’Apollinaire préfère écrire « Simultanisme » dans un texte de 1914) prend pour source l’essai scientifique de Chevreul De la loi du contraste simultané des couleurs (1839). Pour Blaise Cendrars, « le mot simultané est un terme de métier, comme béton armé en bâtiment, comme sublimé en médecine. » En 1913, Sonia Delaunay illustre brillamment l’ouvrage qui deviendra le plus fameux de l’écrivain-voyageur, La Prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France. Un livre-objet de peinture-poésie, une œuvre « simultanée » réalisée à quatre mains.

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Sonia Delaunay Nu Jaune, 1908 Musée des Beaux-arts de Nantes © Pracusa 2013057

Le label « simultané » est appliqué à toutes sortes de supports : tableaux, affiches, vêtements, reliures, objets « design », meubles, etc. Un même motif pourra ainsi être « décliné », comme on dit dans la mode, ad libitum. Au lieu d’avoir une impression de saturation en sortant du musée, on est épaté par la profusion, le chatoiement des couleurs, la variété des formes, la rythmique compositionnelle, les contrastes de formats pouvant aller de l’infinitésimal (quelques hachures à l’aide de crayons Caran d’Ache) au monumental (cf. les œuvres gardées en réserve du MAM ou faisant l’objet d’une expo… simultanée du seul Bob à Beaubourg).

Outre le mural textile déjà mentionné, nous avons découvert les costumes originaux (dans tous les sens du terme) exposés, ceux en particulier destinés au ballet de Massine, Cléopâtre, une commande pour les Ballets Russes de Diaghilev rencontré durant la Première Guerre mondiale en Espagne. Une exposition de vêtements et de d’accessoires de mode, vue il y a quelques années dans une galerie vénitienne, présentant des pièces originales et des rééditions par Artcurial nous avait déjà montré l’immense talent de Sonia Delaunay dans ce domaine. Comme cela arrive plus souvent qu’à son tour, les maquettes à l’état de projet et les reproductions paraissent ici avoir plus d’éclat que les réalisations elles-mêmes, vestiges patinés protégés sous verre définitivement ternis par le temps et la perte de l’effet de surprise initial. La gamme des tons et des motifs semble inépuisable. Aux courbes colorées, caractéristiques des débuts, succèdent des grecques en noir et blanc, des ornements plus tranchants, des effets optiques annonçant l’Op art. Sans parler des dispositifs reconstitués pour l’occasion qu’on qualifierait de nos jours d’ « installations »…

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Sonia Delaunay Manteau pour Gloria Swanson c. 1924 Broderie de laine Collection particulière

Une des surprises de notre visite a été la projection d’un court film en couleur, produit, nous dit-on, par Robert Delaunay, sauvegardé par les Archives du film du CNC, montrant vers 1925 (probablement un peu plus tard) l’art de Sonia appliqué à la haute couture. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un défilé de mode mais d’une série de plans rapprochés montrant des élégantes dans le quotidien, l’une fumant une cigarette et déballant les étoffes gardées dans de petits coffres, l’autre se changeant à vue avec un système ingénieux d’éléments superposés et détachables (sur le principe des poupées… russes), la troisième exhibant un manteau de fourrure teinte. Le paradoxe étant que le système Keller Dorian servant depuis 1872 à l’impression de tissus soit devenu à partir de 1914 un procédé cinématographique lenticulaire utilisant le gaufrage de la pellicule, une technique pas si évidente que cela, mise au point par Rodolphe Berthon, obéissant au principe de l’addition des couleurs. On peut dire que sur grand écran, les motifs de Sonia font aussi belle impression.

Et plus si affinités

http://www.mam.paris.fr/fr/expositions/exposition-sonia-delaunay

Nicolas Villodre

Posted by Nicolas Villodre