Mettre en pièces(s) – Vincent Dupont : Éros, Pathos & Thanatos

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Photographies M. Domage

Le dernier opus de Vincent Dupont, Mettre en pièces(s), découvert aux Abbesses, débute fort, très fort, même, par le solo intermittent d’une remarquable intermittente du spectacle – notion mise en question par un titre à l’ambigu pluriel et à la coquette parenthèse ainsi que par l’œuvre originelle qui l’inspire, Publikumsbeschimpfung (1966) de Peter Handke.

La pièce de théâtre, traduite en français par Outrage au public (le “au” ayant pu lui aussi être mis entre parenthèses) fit scandale lors de sa création au Theater am Turm de Francfort mais lança définitivement la carrière du jeune auteur autrichien, alors âgé de vingt-trois ans (et demi). Celui-ci faisait usage de microphones sur pieds qui aidaient les quatre acteurs masculins à invectiver l’audience à la manière de rock stars, avec moult véhémence et aussi pas mal d’humour. Sans autre sujet qu’elle-même, la pièce de Handke use de la mise en abyme; elle met à distance le langage; on peut dire qu’elle s’inscrit dans le sillage à la fois de Wittgenstein et de Pirandello; à la suite des propositions lettristes et situationnistes mêlant œuvre, réflexion sur celle-ci, parfois même critiques à venir ; dans la lignée anti-didactique du Living ; et la veine réaliste supposant l’irruption du fait et geste quotidien de la Judson.

Il convient de souligner les qualités chorégraphiques de Mettre en pièces(s). Nous avons particulièrement été sensible à l’inédite amorce qu’est l’entrée en scène de l’étonnante Ariane Guitton, ressassant des TOC gestuels, de toute évidence dépourvus d’objet ; au canon et aux contrepoints visuels peu à peu amenés par ses collègues Clément Aubert, Raphaël Dupin, Nanyadji Ka-Gara, Aline Landreau, Nele Suisalu; à la perspective hyperbolique des deux rideaux latéraux découpant la scène en triangle; à l’élégant et sobre habillement unisexe et en noir et blanc des intervenants dessiné par Éric Martin; aux quarante-neuf boules de billard suspendues comme des sources de lumière noire, un reflet en forme de sourire leur donnant une allure d’émoticônes, pour ne pas dire “smileys”; à l’éclairage impeccable, comme d’habitude, du maestro en matière immatérielle, Yves Godin; à l’apparition/disparition des danseurs à chaque coupure du courant décidée par le chorégraphe et ce dernier, façon Forsythe.

Les morceaux choisis de Publikumsbeschimpfung, traduits en français par Jean Torrent, vidéoprojetés sont une bonne idée scénographique – c’était infaisable au théâtre dans les années soixante où l’image électronique diffusée par eidophore était quasiment réservée aux cérémonies d’ouverture des jeux olympiques. Malheureusement, la suite de la version de Dupont de la pièce autrichienne nous déçoit à bien des égards. Au lieu de continuer d’orchestrer ses beaux motifs, ses rythmes et contre-rythmes, les déploiements cinétiques du gigantesque boulier conçu par lui et Sylvain Giraudeau, télécommandé à vue par un marionnettiste, mi-pompier de service, mi-capitaine Nemo, opérant derrière un grand verre duchampien, l’opus chute, littéralement, dans la théâtralité la plus convenue. Quel besoin, en effet, que de mettre à quatre pattes d’aussi virtuoses interprètes? De pousser la sono à fond la caisse? De mimer sans conviction la fornication ou, carrément, l’immolation de boucs émissaires encagoulés par des chevaliers teutoniques droit sortis de ballets datant de l’an quarante?

Enfin, si l’on peut comprendre, et à la limite admettre, que quelqu’un issu de l’art cabotin éprouve le besoin d’y retourner pour s’y ressourcer, on peut juger dommageable l’abandon d’une pièce de danse prometteuse en plein cours de déroulement. L’inconstance relève, dans le cas qui nous occupe, de la régression infantile ou, ce qui revient au même, d’une erreur d’appréciation de la pièce de Handke, qui était et demeure, avant tout, autocritique. D’ailleurs, l’amplification n’a plus la valeur symbolique touchant à l’art du comédien qui, par principe, doit pouvoir “projeter” sa voix sans nul besoin d’artifice pour atteindre le spectateur assis au dernier rang de l’amphithéâtre. Les microphones, ici dissimulés tandis qu’il sont ostensibles chez Handke, dramatisent sans réel besoin le souffle dépensé par les interprètes en action et ont pour conséquence de réintroduire du bruit ou, pis encore, de la synchronie.

Cette redondance peut selon nous être considérée comme contreproductive dans la mesure où elle reconduit les codes d’un théâtre éculé au lieu de les mettre en cause.

Et plus si affinités

http://www.theatredelaville-paris.com/spectacle-vincentdupontmettreenpieces-1012

http://vincentdupont.org/fr/archives/1753

Nicolas Villodre

Posted by Nicolas Villodre